L′Étranger -- The Stranger Albert Camus
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Aujourd′hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J′ai reçu un télégramme de l′asile : « Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués. » Cela ne veut rien dire. C′était peut-être hier.
| Mother died today. Or, maybe, yesterday; I can′t be sure. The telegram from the Home says: YOUR MOTHER PASSED AWAY. FUNERAL TOMORROW. DEEP SYMPATHY. Which leaves the matter doubtful; it could have been yesterday.
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L′asile de vieillards est à Marengo, à quatre-vingts kilomètres d′Alger. Je prendrai l′autobus à deux heures et j′arriverai dans l′après-midi. Ainsi, je pourrai veiller et je rentrerai demain soir. J′ai demandé deux jours de congé à mon patron et il ne pouvait pas me les refuser avec une excuse pareille. Mais il n′avait pas l′air content. Je lui ai même dit : « Ce n′est pas de ma faute. » Il n′a pas répondu. J′ai pensé alors que je n′aurais pas dû lui dire cela. En somme, je n′avais pas à m′excuser. C′était plutôt à lui de me présenter ses condoléances. Mais il le fera sans doute après-demain, quand il me verra en deuil. Pour le moment, c′est un peu comme si maman n′était pas morte. Après l′enterrement, au contraire, ce sera une affaire classée et tout aura revêtu une allure plus officielle.
| The Home for Aged Persons is at Marengo, some fifty miles from Algiers. With the two o′clock bus I should get there well before nightfall. Then I can spend the night there, keeping the usual vigil beside the body, and be back here by tomorrow evening. I have fixed up with my employer for two days′ leave; obviously, under the circumstances, he couldn′t refuse. Still, I had an idea he looked annoyed, and I said, without thinking: “Sorry, sir, but it′s not my fault, you know. Afterwards it struck me I needn′t have said that. I had no reason to excuse myself; it was up to him to express his sympathy and so forth. Probably he will do so the day after tomorrow, when he sees me in black. For the present, it′s almost as if Mother weren′t really dead. The funeral will bring it home to me, put an official seal on it, so to speak...
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J′ai pris l′autobus à deux heures. Il faisait très chaud. J′ai mangé au restaurant, chez Céleste, comme d′habitude. Ils avaient tous beaucoup de peine pour moi et Céleste m′a dit : « On n′a qu′une mère. » Quand je suis parti, ils m′ont accompagné à la porte. J′étais un peu étourdi parce qu′il a fallu que je monte chez Emmanuel pour lui emprunter une cravate noire et un brassard. Il a perdu son oncle, il y a quelques mois.
| I took the two-o′clock bus. It was a blazing hot afternoon. I′d lunched, as usual, at Céleste′s restaurant. Everyone was most kind, and Céleste said to me, “There′s no one like a mother. When I left they came with me to the door. It was something of a rush, getting away, as at the last moment I had to call in at Emmanuel′s place to borrow his black tie and mourning band. He lost his uncle a few months ago.
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J′ai couru pour ne pas manquer le départ. Cette hâte, cette course, c′est à cause de tout cela sans doute, ajouté aux cahots, à l′odeur d′essence, à la réverbération de la route et du ciel, que je me suis assoupi. J′ai dormi pendant presque tout le trajet. Et quand je me suis réveillé, j′étais tassé contre un militaire qui m′a souri et qui m′a demandé si je venais de loin. J′ai dit « oui » pour n′avoir plus à parler.
| I had to run to catch the bus. I suppose it was my hurrying like that, what with the glare off the road and from the sky, the reek of gasoline, and the jolts, that made me feel so drowsy. Anyhow, I slept most of the way. When I woke I was leaning against a soldier; he grinned and asked me if I′d come from a long way off, and I just nodded, to cut things short. I wasn′t in a mood for talking.
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L′asile est à deux kilomètres du village. J′ai fait le chemin à pied. J′ai voulu voir maman tout de suite. Mais le concierge m′a dit qu′il fallait que je rencontre le directeur. Comme il était occupé, j′ai attendu un peu. Pendant tout ce temps, le concierge a parlé et ensuite, j′ai vu le directeur : il m′a reçu dans son bureau. C′était un petit vieux, avec la Légion d′honneur. Il m′a regardé de ses yeux clairs. Puis il m′a serré la main qu′il a gardée si longtemps que je ne savais trop comment la retirer. Il a consulté un dossier et m′a dit : « Mme Meursault est entrée ici il y a trois ans. Vous étiez son seul soutien. » J′ai cru qu′il me reprochait quelque chose et j′ai commencé à lui expliquer. Mais il m′a interrompu : « Vous n′avez pas à vous justifier, mon cher enfant. J′ai lu le dossier de votre mère. Vous ne pouviez subvenir à ses besoins. Il lui fallait une garde. Vos salaires sont modestes. Et tout compte fait, elle était plus heureuse ici. » J′ai dit : « Oui, monsieur le Directeur. » Il a ajouté : « Vous savez, elle avait des amis, des gens de son âge. Elle pouvait partager avec eux des intérêts qui sont d′un autre temps. Vous êtes jeune et elle devait s′ennuyer avec vous. »
| The Home is a little over a mile from the village. I went there on foot. I asked to be allowed to see Mother at once, but the doorkeeper told me I must see the warden first. He wasn′t free, and I had to wait a bit. The doorkeeper chatted with me while I waited; then he led me to the office. The warden was a very small man, with gray hair, and a Legion of Honor rosette in his buttonhole. He gave me a long look with his watery blue eyes. Then we shook hands, and he held mine so long that I began to feel embarrassed. After that he consulted a register on his table, and said: “Madame Meursault entered the Home three years ago. She had no private means and depended entirely on you. I had a feeling he was blaming me for something, and started to explain. But he cut me short. “There′s no need to excuse yourself, my boy. I′ve looked up the record and obviously you weren′t in a position to see that she was properly cared for. She needed someone to be with her all the time, and young men in jobs like yours don′t get too much pay. In any case, she was much happier in the Home. I said, “Yes, sir; I′m sure of that. Then he added: “She had good friends here, you know, old folks like herself, and one gets on better with people of one′s own generation. You′re much too young; you couldn′t have been much of a companion to her.
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C′était vrai. Quand elle était à la maison, maman passait son temps à me suivre des yeux en silence. Dans les premiers jours où elle était à l′asile, elle pleurait souvent. Mais c′était à cause de l′habitude. Au bout de quelques mois, elle aurait pleuré si on l′avait retirée de l′asile. Toujours à cause de l′habitude. C′est un peu pour cela que dans la dernière année je n′y suis presque plus allé. Et aussi parce que cela me prenait mon dimanche — sans compter l′effort pour aller à l′autobus, prendre des tickets et faire deux heures de route.
| That was so. When we lived together, Mother was always watching me, but we hardly ever talked. During her first few weeks at the Home she used to cry a good deal. But that was only because she hadn′t settled down. After a month or two she′d have cried if she′d been told to leave the Home. Because this, too, would have been a wrench. That was why, during the last year, I seldom went to see her. Also, it would have meant losing my Sunday—not to mention the trouble of going to the bus, getting my ticket, and spending two hours on the journey each way.
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Le directeur m′a encore parlé. Mais je ne l′écoutais presque plus. Puis il m′a dit : « Je suppose que vous voulez voir votre mère. » Je me suis levé sans rien dire et il m′a précédé vers la porte. Dans l′escalier, il m′a expliqué : « Nous l′avons transportée dans notre petite morgue. Pour ne pas impressionner les autres. Chaque fois qu′un pensionnaire meurt, les autres sont nerveux pendant deux ou trois jours. Et ça rend le service difficile. » Nous avons traversé une cour où il y avait beaucoup de vieillards, bavardant par petits groupes. Ils se taisaient quand nous passions. Et derrière nous, les conversations reprenaient. On aurait dit d′un jacassement assourdi de perruches. À la porte d′un petit bâtiment, le directeur m′a quitté : « Je vous laisse, monsieur Meursault. Je suis à votre disposition dans mon bureau. En principe, l′enterrement est fixé à dix heures du matin. Nous avons pensé que vous pourrez ainsi veiller la disparue. Un dernier mot : votre mère a, paraît-il, exprimé souvent à ses compagnons le désir d′être enterrée religieusement. J′ai pris sur moi, de faire le nécessaire. Mais je voulais vous en informer. » Je l′ai remercié. Maman, sans être athée, n′avait jamais pensé de son vivant à la religion.
| The warden went on talking, but I didn′t pay much attention. Finally he said: “Now, I suppose you′d like to see your mother? I rose without replying, and he led the way to the door. As we were going down the stairs he explained: “I′ve had the body moved to our little mortuary—so as not to upset the other old people, you understand. Every time there′s a death here, they′re in a nervous state for two or three days. Which means, of course, extra work and worry for our staff. We crossed a courtyard where there were a number of old men, talking amongst themselves in little groups. They fell silent as we came up with them. Then, behind our backs, the chattering began again. Their voices reminded me of parakeets in a cage, only the sound wasn′t quite so shrill. The warden stopped outside the entrance of a small, low building. “So here I leave you, Monsieur Meursault. If you want me for anything, you′ll find me in my office. We propose to have the funeral tomorrow morning. That will enable you to spend the night beside your mother′s coffin, as no doubt you would wish to do. Just one more thing; I gathered from your mother′s friends that she wished to be buried with the rites of the Church. I′ve made arrangements for this; but I thought I should let you know. I thanked him. So far as I knew, my mother, though not a professed atheist, had never given a thought to religion in her life.
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Je suis entré. C′était une salle très claire, blanchie à la chaux et recouverte d′une verrière. Elle était meublée de chaises et de chevalets en forme de X. Deux d′entre eux, au centre, supportaient une bière recouverte de son couvercle. On voyait seulement des vis brillantes, à peine enfoncées, se détacher sur les planches passées au brou de noix. Près de la bière, il y avait une infirmière arabe en sarrau blanc, un foulard de couleur vive sur la tête.
| I entered the mortuary. It was a bright, spotlessly clean room, with whitewashed walls and a big skylight. The furniture consisted of some chairs and trestles. Two of the latter stood open in the center of the room and the coffin rested on them. The lid was in place, but the screws had been given only a few turns and their nickeled heads stuck out above the wood, which was stained dark walnut. An Arab woman—a nurse, I supposed—was sitting beside the bier; she was wearing a blue smock and had a rather gaudy scarf wound round her hair.
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À ce moment, le concierge est entré derrière mon dos. Il avait dû courir. Il a bégayé un peu : « On l′a couverte, mais je dois dévisser la bière pour que vous puissiez la voir. » Il s′approchait de la bière quand je l′ai arrêté. Il m′a dit : « Vous ne voulez pas ? » J′ai répondu : « Non. » Il s′est interrompu et j′étais gêné parce que je sentais que je n′aurais pas dû dire cela. Au bout d′un moment, il m′a regardé et il m′a demandé : « Pourquoi ? » mais sans reproche, comme s′il s′informait. J′ai dit : « Je ne sais pas. » Alors tortillant sa moustache blanche, il a déclaré sans me regarder : « Je comprends. » Il avait de beaux yeux, bleu clair, et un teint un peu rouge. Il m′a donné une chaise et lui-même s′est assis un peu en arrière de moi. La garde s′est levée et s′est dirigée vers la sortie. À ce moment, le concierge m′a dit : « C′est un chancre qu′elle a. » Comme je ne comprenais pas, j′ai regardé l′infirmière et j′ai vu qu′elle portait sous les yeux un bandeau qui faisait le tour de la tête. À la hauteur du nez, le bandeau était plat. On ne voyait que la blancheur du bandeau dans son visage.
| Just then the keeper came up behind me. He′d evidently been running, as he was a little out of breath. “We put the lid on, but I was told to unscrew it when you came, so that you could see her. While he was going up to the coffin I told him not to trouble. “Eh? What′s that? he exclaimed. “You don′t want me to ...? “No, I said. He put back the screwdriver in his pocket and stared at me. I realized then that I shouldn′t have said, “No, and it made me rather embarrassed. After eying me for some moments he asked: “Why not? But he didn′t sound reproachful; he simply wanted to know. “Well, really I couldn′t say, I answered. He began twiddling his white mustache; then, without looking at me, said gently: “I understand. He was a pleasant-looking man, with blue eyes and ruddy cheeks. He drew up a chair for me near the coffin, and seated himself just behind. The nurse got up and moved toward the door. As she was going by, the keeper whispered in my ear: “It′s a tumor she has, poor thing. I looked at her more carefully and I noticed that she had a bandage round her head, just below her eyes. It lay quite flat across the bridge of her nose, and one saw hardly anything of her face except that strip of whiteness.
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Quand elle est partie, le concierge a parlé : « Je vais vous laisser seul. » Je ne sais pas quel geste j′ai fait, mais il est resté, debout derrière moi. Cette présence dans mon dos me gênait. La pièce était pleine d′une belle lumière de fin d′après-midi. Deux frelons bourdonnaient contre la verrière. Et je sentais le sommeil me gagner. J′ai dit au concierge, sans me retourner vers lui : « Il y a longtemps que vous êtes là ? »Immédiatement il a répondu : « Cinq ans » — comme s′il avait attendu depuis toujours ma demande.
| As soon as she had gone, the keeper rose. “Now I′ll leave you to yourself. I don′t know whether I made some gesture, but instead of going he halted behind my chair. The sensation of someone posted at my back made me uncomfortable. The sun was getting low and the whole room was flooded with a pleasant, mellow light. Two hornets were buzzing overhead, against the skylight. I was so sleepy I could hardly keep my eyes open. Without looking round, I asked the keeper how long he′d been at the Home. “Five years. The answer came so pat that one could have thought he′d been expecting my question.
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Ensuite, il a beaucoup bavardé. On l′aurait bien étonné en lui disant qu′il finirait concierge à l′asile de Marengo. Il avait soixante-quatre ans et il était Parisien. À ce moment je l′ai interrompu : « Ah, vous n′êtes pas d′ici ? » Puis je me suis souvenu qu′avant de me conduire chez le directeur, il m′avait parlé de maman. Il m′avait dit qu′il fallait l′enterrer très vite, parce que dans la plaine il faisait chaud, surtout dans ce pays. C′est alors qu′il m′avait appris qu′il avait vécu à Paris et qu′il avait du mal à l′oublier. À Paris, on reste avec le mort trois, quatre jours quelquefois. Ici on n′a pas le temps, on ne s′est pas fait à l′idée que déjà il faut courir derrière le corbillard. Sa femme lui avait dit alors : « Tais-toi, ce ne sont pas des choses à raconter à Monsieur. »Le vieux avait rougi et s′était excusé. J′étais intervenu pour dire : « Mais non. Mais non. » Je trouvais ce qu′il racontait juste et intéressant. .BR..BR.Dans la petite morgue, il m′a appris qu′il était entré à l′asile comme indigent. Comme il se sentait valide, il s′était proposé pour cette place de concierge. Je lui ai fait remarquer qu′en somme il était un pensionnaire. Il m′a dit que non. J′avais déjà été frappé par la façon qu′il avait de dire : « ils », « les autres », et plus rarement « les vieux », en parlant des pensionnaires dont certains n′étaient pas plus âgés que lui. Mais naturellement, ce n′était pas la même chose. Lui était concierge, et, dans une certaine mesure, il avait des droits sur eux.
| That started him off, and he became quite chatty. If anyone had told him ten years ago that he′d end his days as doorkeeper at a home at Marengo, he′d never have believed it. He was sixty-four, he said, and hailed from Paris. When he said that, I broke in. “Ah, you don′t come from here? I remembered then that, before taking me to the warden, he′d told me something about Mother. He had said she′d have to be buried mighty quickly because of the heat in these parts, especially down in the plain. “At Paris they keep the body for three days, sometimes four. After that he had mentioned that he′d spent the best part of his life in Paris, and could never manage to forget it. “Here, he had said, “things have to go with a rush, like. You′ve hardly time to get used to the idea that someone′s dead, before you′re hauled off to the funeral. .BR..BR. “That′s enough, his wife had put in. “You didn′t ought to say such things to the poor young gentleman. The old fellow had blushed and begun to apologize. I told him it was quite all right. As a matter of fact, I found it rather interesting, what he′d been telling me; I hadn′t thought of that before. .BR..BR. Now he went on to say that he′d entered the Home as an ordinary inmate. But he was still quite hale and hearty, and when the keeper′s job fell vacant, he offered to take it on. .BR..BR. I pointed out that, even so, he was really an inmate like the others, but he wouldn′t hear of it. He was “an official, like. I′d been struck before by his habit of saying “they or, less often, “them old folks, when referring to inmates no older than himself. Still, I could see his point of view. As doorkeeper he had a certain standing, and some authority over the rest of them.
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La garde est entrée à ce moment. Le soir était tombé brusquement. Très vite, la nuit s′était épaissie au-dessus de la verrière. Le concierge a tourné le commutateur et j′ai été aveuglé par l′éclaboussement soudain de la lumière. Il m′a invité à me rendre au réfectoire pour dîner. Mais je n′avais pas faim. Il m′a offert alors d′apporter une tasse de café au lait. Comme j′aime beaucoup le café au lait, j′ai accepté et il est revenu un moment après avec un plateau. J′ai bu. J′ai eu alors envie de fumer. Mais j′ai hésité parce que je ne savais pas si je pouvais le faire devant maman. J′ai réfléchi, cela n′avait aucune importance. J′ai offert une cigarette au concierge et nous avons fumé.
| Just then the nurse returned. Night had fallen very quickly; all of a sudden, it seemed, the sky went black above the skylight. The keeper switched on the lamps, and I was almost blinded by the blaze of light. He suggested I should go to the refectory for dinner, but I wasn′t hungry. Then he proposed bringing me a mug of café au lait. As I am very partial to café au lait I said, “Thanks, and a few minutes later he came back with a tray. I drank the coffee, and then I wanted a cigarette. But I wasn′t sure if I should smoke, under the circumstances—in Mother′s presence. I thought it over; really, it didn′t seem to matter, so I offered the keeper a cigarette, and we both smoked.
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À un moment, il m′a dit : « Vous savez, les amis de Madame votre mère vont venir la veiller aussi. C′est la coutume. Il faut que j′aille chercher des chaises et du café noir. » Je lui ai demandé si on pouvait éteindre une des lampes. L′éclat de la lumière sur les murs blancs me fatiguait. Il m′a dit que ce n′était pas possible. L′installation était ainsi faite : c′était tout ou rien. Je n′ai plus beaucoup fait attention à lui. Il est sorti, est revenu, a disposé des chaises. Sur l′une d′elles, il a empilé des tasses autour d′une cafetière. Puis il s′est assis en face de moi, de l′autre côté de maman. La garde était aussi au fond, le dos tourné. Je ne voyais pas ce qu′elle faisait. Mais au mouvement de ses bras, je pouvais croire qu′elle tricotait. Il faisait doux, le café m′avait réchauffé et par la porte ouverte entrait une odeur de nuit et de fleurs. Je crois que j′ai somnolé un peu.
| After a while he started talking again. “You know, your mother′s friends will be coming soon, to keep vigil with you beside the body. We always have a vigil′ here, when anyone dies. I′d better go and get some chairs and a pot of black coffee. The glare off the white walls was making my eyes smart, and I asked him if he couldn′t turn off one of the lamps. “Nothing doing, he said. They′d arranged the lights like that; either one had them all on or none at all. After that I didn′t pay much more attention to him. He went out, brought some chairs, and set them out round the coffin. On one he placed a coffeepot and ten or a dozen cups. Then he sat down facing me, on the far side of Mother. The nurse was at the other end of the room, with her back to me. I couldn′t see what she was doing, but by the way her arms moved I guessed that she was knitting. I was feeling very comfortable; the coffee had warmed me up, and through the open door came scents of flowers and breaths of cool night air. I think I dozed off for a while.
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C′est un frôlement qui m′a réveillé. D′avoir fermé les yeux, la pièce m′a paru encore plus éclatante de blancheur. Devant moi, il n′y avait pas une ombre et chaque objet, chaque angle, toutes les courbes se dessinaient avec une pureté blessante pour les yeux. C′est à ce moment que les amis de maman sont entrés. Ils étaient en tout une dizaine, et ils glissaient en silence dans cette lumière aveuglante. Ils se sont assis sans qu′aucune chaise grinçât. Je les voyais comme je n′ai jamais vu personne et pas un détail de leurs visages ou de leurs habits ne m′échappait. Pourtant je ne les entendais pas et j′avais peine à croire à leur réalité. Presque toutes les femmes portaient un tablier et le cordon qui les serrait à la taille faisait encore ressortir leur ventre bombé. Je n′avais encore jamais remarqué à quel point les vieilles femmes pouvaient avoir du ventre. Les hommes étaient presque tous très maigres et tenaient des cannes. Ce qui me frappait dans leurs visages, c′est que je ne voyais pas leurs yeux, mais seulement une lueur sans éclat au milieu d′un nid de rides. Lorsqu′ils se sont assis, la plupart m′ont regardé et ont hoché la tête avec gêne, les lèvres toutes mangées par leur bouche sans dents, sans que je puisse savoir s′ils me saluaient ou s′il s′agissait d′un tic. Je crois plutôt qu′ils me saluaient. C′est à ce moment que je me suis aperçu qu′ils étaient tous assis en face de moi à dodeliner de la tête, autour du concierge. J′ai eu un moment l′impression ridicule qu′ils étaient là pour me juger.
| I was wakened by an odd rustling in my ears. After having had my eyes closed, I had a feeling that the light had grown even stronger than before. There wasn′t a trace of shadow anywhere, and every object, each curve or angle, seemed to score its outline on one′s eyes. The old people, Mother′s friends, were coming in. I counted ten in all, gliding almost soundlessly through the bleak white glare. None of the chairs creaked when they sat down. Never in my life had I seen anyone so clearly as I saw these people; not a detail of their clothes or features escaped me. And yet I couldn′t hear them, and it was hard to believe they really existed. Nearly all the women wore aprons, and the strings drawn tight round their waists made their big stomachs bulge still more. I′d never yet noticed what big paunches old women usually have. Most of the men, however, were as thin as rakes, and they all carried sticks. What struck me most about their faces was that one couldn′t see their eyes, only a dull glow in a sort of nest of wrinkles. On sitting down, they looked at me, and wagged their heads awkwardly, their lips sucked in between their toothless gums. I couldn′t decide if they were greeting me and trying to say something, or if it was due to some infirmity of age. I inclined to think that they were greeting me, after their fashion, but it had a queer effect, seeing all those old fellows grouped round the keeper, solemnly eying me and dandling their heads from side to side. For a moment I had an absurd impression that they had come to sit in judgment on me.
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Peu après, une des femmes s′est mise à pleurer. Elle était au second rang, cachée par une de ses compagnes, et je la voyais mal. Elle pleurait à petits cris, régulièrement : il me semblait qu′elle ne s′arrêterait jamais. Les autres avaient l′air de ne pas l′entendre. Ils étaient affaissés, mornes et silencieux. Ils regardaient la bière ou leur canne, ou n′importe quoi, mais ils ne regardaient que cela. La femme pleurait toujours. J′étais très étonné parce que je ne la connaissais pas. J′aurais voulu ne plus l′entendre. Pourtant je n′osais pas le lui dire. Le concierge s′est penché vers elle, lui a parlé, mais elle a secoué la tête, a bredouillé quelque chose, et a continué de pleurer avec la même régularité. Le concierge est venu alors de mon côté. Il s′est assis près de moi. Après un assez long moment, il m′a renseigné sans me regarder : « Elle était très liée avec Madame votre mère. Elle dit que c′était sa seule amie ici et que maintenant elle n′a plus personne. »
| A few minutes later one of the women started weeping. She was in the second row and I couldn′t see her face because of another woman in front. At regular intervals she emitted a little choking sob; one had a feeling she would never stop. The others didn′t seem to notice. They sat in silence, slumped in their chairs, staring at the coffin or at their walking sticks or any object just in front of them, and never took their eyes off it. And still the woman sobbed. I was rather surprised, as I didn′t know who she was. I wanted her to stop crying, but dared not speak to her. After a while the keeper bent toward her and whispered in her ear; but she merely shook her head, mumbled something I couldn′t catch, and went on sobbing as steadily as before. The keeper got up and moved his chair beside mine. At first he kept silent; then, without looking at me, he explained. “She was devoted to your mother. She says your mother was her only friend in the world, and now she′s all alone.
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Nous sommes restés un long moment ainsi. Les soupirs et les sanglots de la femme se faisaient plus rares. Elle reniflait beaucoup. Elle s′est tue enfin. Je n′avais plus sommeil, mais j′étais fatigué et les reins me faisaient mal. À présent c′était le silence de tous ces gens qui m′était pénible. De temps en temps seulement, j′entendais un bruit singulier et je ne pouvais comprendre ce qu′il était. À la longue, j′ai fini par deviner que quelques-uns d′entre les vieillards suçaient l′intérieur de leurs joues et laissaient échapper ces clappements bizarres. Ils ne s′en apercevaient pas tant ils étaient absorbés dans leurs pensées. J′avais même l′impression que cette morte, couchée au milieu d′eux, ne signifiait rien à leurs yeux. Mais je crois maintenant que c′était une impression fausse.
| I had nothing to say, and the silence lasted quite a while. Presently the woman′s sighs and sobs became less frequent, and, after blowing her nose and snuffling for some minutes, she, too, fell silent. I′d ceased feeling sleepy, but I was very tired and my legs were aching badly. And now I realized that the silence of these people was telling on my nerves. The only sound was a rather queer one; it came only now and then, and at first I was puzzled by it. However, after listening attentively, I guessed what it was; the old men were sucking at the insides of their cheeks, and this caused the odd, wheezing noises that had mystified me. They were so much absorbed in their thoughts that they didn′t know what they were up to. I even had an impression that the dead body in their midst meant nothing at all to them. But now I suspect that I was mistaken about this.
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Nous avons tous pris du café, servi par le concierge. Ensuite, je ne sais plus. La nuit a passé. Je me souviens qu′à un moment j′ai ouvert les yeux et j′ai vu que les vieillards dormaient tassés sur eux-mêmes, à l′exception d′un seul qui, le menton sur le dos de ses mains agrippées à la canne, me regardait fixement comme s′il n′attendait que mon réveil. Puis j′ai encore dormi. Je me suis réveillé parce que j′avais de plus en plus mal aux reins. Le jour glissait sur la verrière. Peu après, l′un des vieillards s′est réveillé et il a beaucoup toussé. Il crachait dans un grand mouchoir à carreaux et chacun de ses crachats était comme un arrachement. Il a réveillé les autres et le concierge a dit qu′ils devraient partir. Ils se sont levés. Cette veille incommode leur avait fait des visages de cendre. En sortant, et à mon grand étonnement, ils m′ont tous serré la main — comme si cette nuit où nous n′avions pas échangé un mot avait accru notre intimité.
| We all drank the coffee, which the keeper handed round. After that, I can′t remember much; somehow the night went by. I can recall only one moment; I had opened my eyes and I saw the old men sleeping hunched up on their chairs, with one exception. Resting his chin on his hands clasped round his stick, he was staring hard at me, as if he had been waiting for me to wake. Then I fell asleep again. I woke up after a bit, because the ache in my legs had developed into a sort of cramp. There was a glimmer of dawn above the skylight. A minute or two later one of the old men woke up and coughed repeatedly. He spat into a big check handkerchief, and each time he spat it sounded as if he were retching. This woke the others, and the keeper told them it was time to make a move. They all got up at once. Their faces were ashen gray after the long, uneasy vigil. To my surprise each of them shook hands with me, as though this night together, in which we hadn′t exchanged a word, had created a kind of intimacy between us.
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J′étais fatigué. Le concierge m′a conduit chez lui et j′ai pu faire un peu de toilette. J′ai encore pris du café au lait qui était très bon. Quand je suis sorti, le jour était complètement levé. Au-dessus des collines qui séparent Marengo de la mer, le ciel était plein de rougeurs. Et le vent qui passait au-dessus d′elles apportait ici une odeur de sel. C′était une belle journée qui se préparait. Il y avait longtemps que j′étais allé à la campagne et je sentais quel plaisir j′aurais pris à me promener s′il n′y avait pas eu maman.
| I was quite done in. The keeper took me to his room, and I tidied myself up a bit. He gave me some more “white coffee, and it seemed to do me good. When I went out, the sun was up and the sky mottled red above the hills between Marengo and the sea. A morning breeze was blowing and it had a pleasant salty tang. There was the promise of a very fine day. I hadn′t been in the country for ages, and I caught myself thinking what an agreeable walk I could have had, if it hadn′t been for Mother.
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Mais j′ai attendu dans la cour, sous un platane. Je respirais l′odeur de la terre fraîche et je n′avais plus sommeil. J′ai pensé aux collègues du bureau. À cette heure, ils se levaient pour aller au travail : pour moi c′était toujours l′heure la plus difficile. J′ai encore réfléchi un peu à ces choses, mais j′ai été distrait par une cloche qui sonnait à l′intérieur, des bâtiments. Il y a eu du remue-ménage derrière les fenêtres, puis tout s′est calmé. Le soleil était monté un peu plus dans le ciel : il commençait à chauffer mes pieds. Le concierge a traversé la cour et m′a dit que le directeur me demandait. Je suis allé dans son bureau. Il m′a fait signer un certain nombre de pièces. J′ai vu qu′il était habillé de noir avec un pantalon rayé. Il a pris le téléphone en main et il m′a interpellé : « Les employés des pompes funèbres sont là depuis un moment. Je vais leur demander de venir fermer la bière. Voulez-vous auparavant voir votre mère une dernière fois ? » J′ai dit non. Il a ordonné dans le téléphone en baissant la voix : « Figeac, dites aux hommes qu′ils peuvent aller. »
| As it was, I waited in the courtyard, under a plane tree. I sniffed the smells of the cool earth and found I wasn′t sleepy any more. Then I thought of the other fellows in the office. At this hour they′d be getting up, preparing to go to work; for me this was always the worst hour of the day. I went on thinking, like this, for ten minutes or so; then the sound of a bell inside the building attracted my attention. I could see movements behind the windows; then all was calm again. The sun had risen a little higher and was beginning to warm my feet. The keeper came across the yard and said the warden wished to see me. I went to his office and he got me to sign some document. I noticed that he was in black, with pin-stripe trousers. He picked up the telephone receiver and looked at me. “The undertaker′s men arrived some moments ago, and they will be going to the mortuary to screw down the coffin. Shall I tell them to wait, for you to have a last glimpse of your mother? “No, I said. He spoke into the receiver, lowering his voice. “That′s all right, Figeac. Tell the men to go there now.
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Ensuite il m′a dit qu′il assisterait à l′enterrement et je l′ai remercié. Il s′est assis derrière son bureau, il a croisé ses petites jambes. Il m′a averti que moi et lui serions seuls, avec l′infirmière de service. En principe, les pensionnaires ne devaient pas assister aux enterrements. Il les laissait seulement veiller : « C′est une question d′humanité », a-t-il remarqué. Mais en l′espèce, il avait accordé l′autorisation de suivre le convoi à un vieil ami de maman : « Thomas Pérez. » Ici, le directeur a souri. Il m′a dit : « Vous comprenez, c′est un sentiment un peu puéril. Mais lui et votre mère ne se quittaient guère. À l′asile, on les plaisantait, on disait à Pérez : « C′est votre fiancée. » Lui riait.
Ça leur faisait plaisir. Et le fait est que la mort de Mme Meursault l′a beaucoup affecté. Je n′ai pas cru devoir lui refuser l′autorisation. Mais sur le conseil du médecin visiteur, je lui ai interdit la veillée d′hier. »
| He then informed me that he was going to attend the funeral, and I thanked him. Sitting down behind his desk, he crossed his short legs and leaned back. Besides the nurse on duty, he told me, he and I would be the only mourners at the funeral. It was a rule of the Home that inmates shouldn′t attend funerals, though there was no objection to letting some of them sit up beside the coffin, the night before. “It′s for their own sakes, he explained, “to spare their feelings. But in this particular instance I′ve given permission to an old friend of your mother to come with us. His name is Thomas Pérez. The warden smiled. “It′s a rather touching little story in its way. He and your mother had become almost inseparable. The other old people used to tease Pérez about having a fiancée. When are you going to marry her?′ they′d ask. He′d turn it with a laugh. It was a standing joke, in fact. So, as you can guess, he feels very badly about your mother′s death. I thought I couldn′t decently refuse him permission to attend the funeral. But, on our medical officer′s advice, I forbade him to sit up beside the body last night.
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Nous sommes restés silencieux assez longtemps. Le directeur s′est levé et a regardé par la fenêtre de son bureau. À un moment, il a observé : « Voilà déjà le curé de Marengo. Il est en avance. » Il m′a prévenu qu′il faudrait au moins trois quarts d′heure de marche pour aller à l′église qui est au village même. Nous sommes descendus. Devant le bâtiment, il y avait le curé et deux enfants de chœur. L′un de ceux-ci tenait un encensoir et le prêtre se baissait vers lui pour régler la longueur de la chaîne d′argent. Quand nous sommes arrivés, le prêtre s′est relevé. Il m′a appelé « mon fils » et m′a dit quelques mots. Il est entré ; je l′ai suivi.
| For some time we sat there without speaking. Then the warden got up and went to the window. Presently he said: “Ah, there′s the padre from Marengo. He′s a bit ahead of time. He warned me that it would take us a good three quarters of an hour, walking to the church, which was in the village. Then we went downstairs. The priest was waiting just outside the mortuary door. With him were two acolytes, one of whom had a censer. The priest was stooping over him, adjusting the length of the silver chain on which it hung. When he saw us he straightened up and said a few words to me, addressing me as, “My son. Then he led the way into the mortuary.
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J′ai vu d′un coup que les vis de la bière étaient enfoncées et qu′il y avait quatre hommes noirs dans la pièce. J′ai entendu en même temps le directeur me dire que la voiture attendait sur la route et le prêtre commencer ses prières. À partir de ce moment, tout est allé très vite. Les hommes se sont avancés vers la bière avec un drap. Le prêtre, ses suivants, le directeur et moI - même sommes sortis. Devant la porte, il y avait une dame que je ne connaissais pas : « M. Meursault », a dit le directeur. Je n′ai pas entendu le nom de cette dame et j′ai compris seulement qu′elle était infirmière déléguée. Elle a incliné sans un sourire son visage osseux et long. Puis nous nous sommes rangés pour laisser passer le corps. Nous avons suivi les porteurs et nous sommes sortis de l′asile. Devant la porte, il y avait la voiture. Vernie, oblongue et brillante, elle faisait penser à un plumier. À côté d′elle, il y avait l′ordonnateur, petit homme aux habits ridicules, et un vieillard à l′allure empruntée. J′ai compris que c′était M. Pérez. Il avait un feutre mou à la calotte ronde et aux ailes larges (il l′a ôté quand la bière a passé la porte), un costume dont le pantalon tirebouchonnait sur les souliers et un nœud d′étoffe noire trop petit pour sa chemise à grand col blanc. Ses lèvres tremblaient au-dessous d′un nez truffé de points noirs. Ses cheveux blancs assez fins laissaient passer de curieuses oreilles ballantes et mal ourlées dont la couleur rouge sang dans ce visage blafard me frappa. L′ordonnateur nous donna nos places. Le curé marchait en avant, puis la voiture. Autour d′elle, les quatre hommes. Derrière, le directeur, moI - même et, fermant la marche, l′infirmière déléguée et M. Pérez.
| I noticed at once that four men in black were standing behind the coffin and the screws in the lid had now been driven home. At the same moment I heard the warden remark that the hearse had arrived, and the priest starting his prayers. Then everybody made a move. Holding a strip of black cloth, the four men approached the coffin, while the priest, the boys, and myself filed out. A lady I hadn′t seen before was standing by the door. “This is Monsieur Meursault, the warden said to her. I didn′t catch her name, but I gathered she was a nursing sister attached to the Home. When I was introduced, she bowed, without the trace of a smile on her long, gaunt face. We stood aside from the doorway to let the coffin by; then, following the bearers down a corridor, we came to the front entrance, where a hearse was waiting. Oblong, glossy, varnished black all over, it vaguely reminded me of the pen trays in the office. Beside the hearse stood a quaintly dressed little man, whose duty it was, I understood, to supervise the funeral, as a sort of master of ceremonies. Near him, looking constrained, almost bashful, was old M. Pérez, my mother′s special friend. He wore a soft felt hat with a pudding-basin crown and a very wide brim—he whisked it off the moment the coffin emerged from the doorway—trousers that concertina′d on his shoes, a black tie much too small for his high white double collar. Under a bulbous, pimply nose, his lips were trembling. But what caught my attention most was his ears; pendulous, scarlet ears that showed up like blobs of sealing wax on the pallor of his cheeks and were framed in wisps of silky white hair. The undertaker′s factotum shepherded us to our places, with the priest in front of the hearse, and the four men in black on each side of it. The warden and myself came next, and, bringing up the rear, old Pérez and the nurse.
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Le ciel était déjà plein de soleil. Il commençait à peser sur la terre et la chaleur augmentait rapidement. Je ne sais pas pourquoi nous avons attendu assez longtemps avant de nous mettre en marche. J′avais chaud sous mes vêtements sombres. Le petit vieux, qui s′était recouvert, a de nouveau ôté son chapeau. Je m′étais un peu tourné de son côté, et je le regardais lorsque le directeur m′a parlé de lui. Il m′a dit que souvent ma mère et M. Pérez allaient se promener le soir jusqu′au village, accompagnés d′une infirmière. Je regardais la campagne autour de moi. À travers les lignes de cyprès qui menaient aux collines près du ciel, cette terre rousse et verte, ces maisons rares et bien dessinées, je comprenais maman. Le soir, dans ce pays, devait être comme une trêve mélancolique. Aujourd′hui, le soleil débordant qui faisait tressaillir le paysage le rendait inhumain et déprimant.
| The sky was already a blaze of light, and the air stoking up rapidly. I felt the first waves of heat lapping my back, and my dark suit made things worse. I couldn′t imagine why we waited so long for getting under way. Old Pérez, who had put on his hat, took it off again. I had turned slightly in his direction and was looking at him when the warden started telling me more about him. I remember his saying that old Pérez and my mother used often to have a longish stroll together in the cool of the evening; sometimes they went as far as the village, accompanied by a nurse, of course. I looked at the countryside, at the long lines of cypresses sloping up toward the skyline and the hills, the hot red soil dappled with vivid green, and here and there a lonely house sharply outlined against the light—and I could understand Mother′s feelings. Evenings in these parts must be a sort of mournful solace. Now, in the full glare of the morning sun, with everything shimmering in the heat haze, there was something inhuman, discouraging, about this landscape.
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Nous nous sommes mis en marche. C′est à ce moment que je me suis aperçu que Pérez claudiquait légèrement. La voiture, peu à peu, prenait de la vitesse et le vieillard perdait du terrain. L′un des hommes qui entouraient la voiture s′était laissé dépasser aussi et marchait maintenant à mon niveau. J′étais surpris de la rapidité avec laquelle le soleil montait dans le ciel. Je me suis aperçu qu′il y avait déjà longtemps que la campagne bourdonnait du chant des insectes et de crépitements d′herbe. La sueur coulait sur mes joues. Comme je n′avais pas de chapeau, je m′éventais avec mon mouchoir. L′employé des pompes funèbres m′a dit alors quelque chose que je n′ai pas entendu. En même temps, il s′essuyait le crâne avec un mouchoir qu′il tenait dans sa main gauche, la main droite soulevant le bord de sa casquette. Je lui ai dit : « Comment ? »Il a répété en montrant le ciel : «
Ça tape. » J′ai dit : « Oui. »Un peu après, il m′a demandée : « C′est votre mère qui est là ? » J′ai encore dit : « Oui. » « Elle était vieille ? » J′ai répondu : « Comme ça », parce que je ne savais pas le chiffre exact. Ensuite, il s′est tu. Je me suis retourné et j′ai vu le vieux Pérez à une cinquantaine de mètres derrière nous. Il se hâtait en balançant son feutre à bout de bras. J′ai regardé aussi le directeur. Il marchait avec beaucoup de dignité, sans un geste inutile. Quelques gouttes de sueur perlaient sur son front, mais il ne les essuyait pas.
| At last we made a move. Only then I noticed that Pérez had a slight limp. The old chap steadily lost ground as the hearse gained speed. One of the men beside it, too, fell back and drew level with me. I was surprised to see how quickly the sun was climbing up the sky, and just then it struck me that for quite a while the air had been throbbing with the hum of insects and the rustle of grass warming up. Sweat was running down my face. As I had no hat I tried to fan myself with my handkerchief. The undertaker′s man turned to me and said something that I didn′t catch. At that same time he wiped the crown of his head with a handkerchief that he held in his left hand, while with his right he tilted up his hat. I asked him what he′d said. He pointed upward. “Sun′s pretty bad today, ain′t it? “Yes, I said. After a while he asked: “Is it your mother we′re burying? “Yes, I said again. “What was her age? “Well, she was getting on. As a matter of fact, I didn′t know exactly how old she was. After that he kept silent. Looking back, I saw Pérez limping along some fifty yards behind. He was swinging his big felt hat at arm′s length, trying to make the pace. I also had a look at the warden. He was walking with carefully measured steps, economizing every gesture. Beads of perspiration glistened on his forehead, but he didn′t wipe them off.
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Il me semblait que le convoi marchait un peu plus vite. Autour de moi, c′était toujours la même campagne lumineuse gorgée de soleil. L′éclat du ciel était insoutenable. À un moment donné, nous sommes passés sur une partie de la route qui avait été récemment refaite. Le soleil avait fait éclater le goudron. Les pieds y enfonçaient et laissaient ouverte sa pulpe brillante. Au-dessus de la voiture, le chapeau du cocher, en cuir bouilli, semblait avoir été pétri dans cette boue noire. J′étais un peu perdu entre le ciel bleu et blanc et la monotonie de ces couleurs, noir gluant du goudron ouvert, noir terne des habits, noir laque de la voiture. Tout cela, le soleil, l′odeur de cuir et de crottin de la voiture, celle du vernis et celle de l′encens, la fatigue d′une nuit d′insomnie, me troublait le regard et les idées. Je me suis retourné une fois de plus : Pérez m′a paru très loin, perdu dans une nuée de chaleur, puis je ne l′ai plus aperçu. Je l′ai cherché du regard et j′ai vu qu′il avait quitté la route et pris à travers champs. J′ai constaté aussi que devant moi la route tournait. J′ai compris que Pérez qui connaissait le pays coupait au plus court pour nous rattraper. Au tournant il nous avait rejoints. Puis nous l′avons perdu. Il a repris encore à travers champs et comme cela plusieurs fois. Moi, je sentais le sang qui me battait aux tempes.
| I had an impression that our little procession was moving slightly faster. Wherever I looked I saw the same sun-drenched countryside, and the sky was so dazzling that I dared not raise my eyes. Presently we struck a patch of freshly tarred road. A shimmer of heat played over it and one′s feet squelched at each step, leaving bright black gashes. In front, the coachman′s glossy black hat looked like a lump of the same sticky substance, poised above the hearse. It gave one a queer, dreamlike impression, that blue-white glare overhead and all this blackness round one: the sleek black of the hearse, the dull black of the men′s clothes, and the silvery-black gashes in the road. And then there were the smells, smells of hot leather and horse dung from the hearse, veined with whiffs of incense smoke. What with these and the hangover from a poor night′s sleep, I found my eyes and thoughts growing blurred. I looked back again. Pérez seemed very far away now, almost hidden by the heat haze; then, abruptly, he disappeared altogether. After puzzling over it for a bit, I guessed that he had turned off the road into the fields. Then I noticed that there was a bend of the road a little way ahead. Obviously Pérez, who knew the district well, had taken a short cut, so as to catch up with us. He rejoined us soon after we were round the bend; then began to lose ground again. He took another short cut and met us again farther on; in fact, this happened several times during the next half-hour. But soon I lost interest in his movements; my temples were throbbing and I could hardly drag myself along.
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Tout s′est passé ensuite avec tant de précipitation, de certitude et de naturel, que je ne me souviens plus de rien. Une chose seulement : à l′entrée du village, l′infirmière déléguée m′a parlé. Elle avait une voix singulière qui n′allait pas avec son visage, une voix mélodieuse et tremblante. Elle m′a dit : « Si on va doucement, on risque une insolation. Mais si on va trop vite, on est en transpiration et dans l′église on attrape un chaud et froid. » Elle avait raison. Il n′y avait pas d′issue. J′ai encore gardé quelques images de cette journée : par exemple, le visage de Pérez quand, pour la dernière fois, il nous a rejoints près du village. De grosses larmes d′énervement et de peine ruisselaient sur ses joues. Mais, à cause des rides, elles ne s′écoulaient pas. Elles s′étalaient, se rejoignaient et formaient un vernis d′eau sur ce visage détruit. Il y a eu encore l′église et les villageois sur les trottoirs, les géraniums rouges sur les tombes du cimetière, l′évanouissement de Pérez (on eût dit un pantin disloqué), la terre couleur de sang qui roulait sur la bière de maman, la chair blanche des racines qui s′y mêlaient, encore du monde, des voix, le village, l′attente devant un café, l′incessant ronflement du moteur, et ma joie quand l′autobus est entré dans le nid de lumières d′Alger et que j′ai pensé que j′allais me coucher et dormir pendant douze heures.
| After that everything went with a rush; and also with such precision and matter-of- factness that I remember hardly any details. Except that when we were on the outskirts of the village the nurse said something to me. Her voice took me by surprise; it didn′t match her face at all; it was musical and slightly tremulous. What she said was: “If you go too slowly there′s the risk of a heatstroke. But, if you go too fast, you perspire, and the cold air in the church gives you a chill. I saw her point; either way one was in for it. Some other memories of the funeral have stuck in my mind. The old boy′s face, for instance, when he caught up with us for the last time, just outside the village. His eyes were streaming with tears, of exhaustion or distress, or both together. But because of the wrinkles they couldn′t flow down. They spread out, crisscrossed, and formed a smooth gloss on the old, worn face. And I can remember the look of the church, the villagers in the street, the red geraniums on the graves, Pérez′s fainting fit—he crumpled up like a rag doll—the tawny-red earth pattering on Mother′s coffin, the bits of white roots mixed up with it; then more people, voices, the wait outside a café for the bus, the rumble of the engine, and my little thrill of pleasure when we entered the first brightly lit streets of Algiers, and I pictured myself going straight to bed and sleeping twelve hours at a stretch.
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I - II
| I - II
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En me réveillant, j′ai compris pourquoi mon patron avait l′air mécontent quand je lui ai demandé mes deux jours de congé : c′est aujourd′hui samedi. Je l′avais pour ainsi dire oublié, mais en me levant, cette idée m′est venue. Mon patron, tout naturellement, a pensé que j′aurais ainsi quatre jours de vacances avec mon dimanche et cela ne pouvait pas lui faire plaisir. Mais d′une part, ce n′est pas ma faute si on a enterré maman hier au lieu d′aujourd′hui et d′autre part, j′aurais eu mon samedi et mon dimanche de toute façon. Bien entendu, cela ne m′empêche pas de comprendre tout de même mon patron.
| ON WAKING I understood why my employer had looked rather cross when I asked for my two days off; it′s a Saturday today. I hadn′t thought of this at the time; it only struck me when I was getting out of bed. Obviously he had seen that it would mean my getting four days′ holiday straight off, and one couldn′t expect him to like that. Still, for one thing, it wasn′t my fault if Mother was buried yesterday and not today; and then, again, I′d have had my Saturday and Sunday off in any case. But naturally this didn′t prevent me from seeing my employer′s point.
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J′ai eu de la peine à me lever parce que j′étais fatigué de ma journée d′hier. Pendant que je me rasais, je me suis demandé ce que j′allais faire et j′ai décidé d′aller me baigner. J′ai pris le tram pour aller à l′établissement de bains du port. Là, j′ai plongé dans la passé. Il y avait beaucoup de jeunes gens. J′ai retrouvé dans l′eau Marie Cardona, une ancienne dactylo de mon bureau dont j′avais eu envie à l′époque. Elle aussi, je crois. Mais elle est partie peu après et nous n′avons pas eu le temps. Je l′ai aidée à monter sur une bouée et, dans ce mouvement, j′ai effleuré ses seins. J′étais encore dans l′eau quand elle était déjà a plat ventre sur la bouée. Elle s′est retournée vers moi. Elle avait les cheveux dans les yeux et elle riait. je me suis hissé à côté d′elle sur la bouée. Il faisait bon et, comme en plaisantant, j′ai laissé aller ma tête en arrière et je l′ai posée sur son ventre. Elle n′a rien dit et je suis resté ainsi. J′avais tout le ciel dans les yeux et il était bleu et doré. Sous ma nuque, je sentais le ventre de Marie battre doucement. Nous sommes restés longtemps sur la bouée, à moitié endormis. Quand le soleil est devenu trop fort, elle a plongé et je l′ai suivie. Je l′ai rattrapée, j′ai passé ma main autour de sa taille et nous avons nagé ensemble. Elle riait toujours. Sur le quai, pendant que nous nous séchions, elle m′a dit : « Je suis plus brune que vous. » Je lui ai demandé si elle voulait venir au cinéma, le soir. Elle a encore ri et m′a dit qu′elle avait envie de voir un film avec Fernandel. Quand nous nous sommes rhabillés, elle a eu l′air très surprise de me voir avec une cravate noire et elle m′a demandé si j′étais en deuil. Je lui ai dit que maman était morte. Comme elle voulait savoir depuis quand, j′ai répondu : « Depuis hier. » Elle a eu un petit recul, mais n′a fait aucune remarque. J′ai eu envie de lui dire que ce n′était pas ma faute, mais je me suis arrêté parce que j′ai pensé que je l′avais déjà dit à mon patron. Cela ne signifiait rien. De toute façon, on est toujours un peu fautif.
| Getting up was an effort, as I′d been really exhausted by the previous day′s experiences. While shaving, I wondered how to spend the morning, and decided that a swim would do me good. So I caught the streetcar that goes down to the harbor. It was quite like old times; a lot of young people were in the swimming pool, amongst them Marie Cardona, who used to be a typist at the office. I was rather keen on her in those days, and I fancy she liked me, too. But she was with us so short a time that nothing came of it. While I was helping her to climb on to a raft, I let my hand stray over her breasts. Then she lay flat on the raft, while I trod water. After a moment she turned and looked at me. Her hair was over her eyes and she was laughing. I clambered up on to the raft, beside her. The air was pleasantly warm, and, half jokingly, I let my head sink back upon her lap. She didn′t seem to mind, so I let it stay there. I had the sky full in my eyes, all blue and gold, and I could feel Marie′s stomach rising and falling gently under my head. We must have stayed a good half-hour on the raft, both of us half asleep. When the sun got too hot she dived off and I followed. I caught up with her, put my arm round her waist, and we swam side by side. She was still laughing. While we were drying ourselves on the edge of the swimming pool she said: "I′m browner than you." I asked her if she′d come to the movies with me that evening. She laughed again and said, "Yes," if I′d take her to the comedy everybody was talking about, the one with Fernandel in it. When we had dressed, she stared at my black tie and asked if I was in mourning. I explained that my mother had died. "When?" she asked, and I said, "Yesterday." She made no remark, though I thought she shrank away a little. I was just going to explain to her that it wasn′t my fault, but I checked myself, as I remembered having said the same thing to my employer, and realizing then it sounded rather foolish. Still, foolish or not, somehow one can′t help feeling a bit guilty, I suppose.
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Le soir, Marie avait tout oublié. Le film était drôle par moments et puis vraiment trop bête. Elle avait sa jambe contre la mienne. Je lui caressais les seins. Vers la fin de la séance, je l′ai embrassée, mais mal. En sortant, elle est venue chez moi.
| Anyhow, by evening Marie had forgotten all about it. The film was funny in parts, but some of it was downright stupid. She pressed her leg against mine while we were in the picture house, and I was fondling her breast. Toward the end of the show I kissed her, but rather clumsily. Afterward she came back with me to my place. 14 Camus ? THE STRANGER
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Quand je me suis réveillé, Marie était partie. Elle m′avait expliqué qu′elle devait aller chez sa tante. J′ai pensé que c′était dimanche et cela m′a ennuyé : je n′aime pas le dimanche. Alors, je me suis retourné dans mon lit, j′ai cherché dans le traversin l′odeur de sel que les cheveux de Marie y avaient laissée et j′ai dormi jusqu′à dix heures. J′ai fumé ensuite des cigarettes, toujours couché, jusqu′à midi. Je ne voulais pas déjeuner chez Céleste comme d′habitude parce que, certainement, ils m′auraient posé des questions et je n′aime pas cela. Je me suis fait cuire des œufs et je les ai mangés à même le plat, sans pain parce que je n′en avais plus et que je ne voulais pas descendre pour en acheter.
| When I woke up, Marie had gone. She′d told me her aunt expected her first thing in the morning. I remembered it was a Sunday, and that put me off; I′ve never cared for Sundays. So I turned my head and lazily sniffed the smell of brine that Marie′s head had left on the pillow. I slept until ten. After that I stayed in bed until noon, smoking cigarettes. I decided not to lunch at Celeste′s restaurant as I usually did; they′d be sure to pester me with questions, and I dislike being questioned. So I fried some eggs and ate them off the pan. I did without bread as there wasn′t any left, and I couldn′t be bothered going down to buy it.
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Après le déjeuner, je me suis ennuyé un peu et j′ai erré dans l′appartement. Il était commode quand maman était là. Maintenant il est trop grand pour moi et j′ai dû transporter dans ma chambre la table de la salle à manger. Je ne vis plus que dans cette pièce, entre les chaises de paille un peu creusées, l′armoire dont la glace est jaunie, la table de toilette et le lit de cuivre. Le reste est à l′abandon. Un peu plus tard, pour faire quelque chose, j′ai pris un vieux journal et je l′ai lu. J′y ai découpé une réclame des sels Kruschen et je l′ai collée dans un vieux cahier où je mets les choses qui m′amusent dans les journaux. Je me suis, aussi lavé les mains et, pour finir, je me suis mis au balcon.
| After lunch I felt at loose ends and roamed about the little flat. It suited us well enough when Mother was with me, but now that I was by myself it was too large and I′d moved the dining table into my bedroom. That was now the only room I used; it had all the furniture I needed: a brass bedstead, a dressing table, some cane chairs whose seats had more or less caved in, a wardrobe with a tarnished mirror. The rest of the flat was never used, so I didn′t trouble to look after it. A bit later, for want of anything better to do, I picked up an old newspaper that was lying on the floor and read it. There was an advertisement of Kruschen Salts and I cut it out and pasted in into an album where I keep things that amuse me in the papers. Then I washed my hands and, as a last resource, went out on to the balcony.
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Ma chambre donne sur la rue principale du faubourg. L′après-midi était beau. Cependant, le pavé était gras, les gens rares et pressés encore. C′étaient d′abord des familles allant en promenade, deux petits garçons en costume marin, la culotte au-dessous du genou, un peu empêtrés dans leurs vêtements raides, et une petite fille avec un gros nœud rose et des souliers noirs vernis. Derrière eux, une mère énorme, en robe de soie marron, et le père, un petit homme assez frêle que je connais de vue. Il avait un canotier, un nœud papillon et une canne à la main. En le voyant avec sa femme, j′ai compris pourquoi dans le quartier on disait de lui qu′il était distingué. Un peu plus tard passèrent les jeunes gens du faubourg, cheveux laqués et cravate rouge, le veston très cintré, avec une pochette brodée et des souliers à bouts carrés. J′ai pensé qu′ils allaient aux cinémas du centre. C′était pourquoi ils partaient si tôt et se dépêchaient vers le tram en riant très fort.
| My bedroom overlooks the main street of our district. Though it was a fine afternoon, the paving blocks were black and glistening. What few people were about seemed in an absurd hurry. First of all there came a family, going for their Sunday- afternoon walk; two small boys in sailor suits, with short trousers hardly down to their knees, and looking rather uneasy in their Sunday best; then a little girl with a big pink bow and black patent-leather shoes. Behind them was their mother, an enormously fat woman in a brown silk dress, and their father, a dapper little man, whom I knew by sight. He had a straw hat, a walking stick, and a butterfly tie. Seeing him beside his wife, I understood why people said he came of a good family and had married beneath him. Next came a group of young fellows, the local "bloods," with sleek oiled hair, red ties, coats cut very tight at the waist, braided pockets, and square-toed shoes. I guessed they were going to one of the big theaters in the center of the town. That was why they had started out so early and were hurrying to the streetcar stop, laughing and talking at the top of their voices.
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Après eux, la rue peu à peu est devenue déserte. Les spectacles étaient partout commencés, je crois. Il n′y avait plus dans la rue que les boutiquiers et les chats. Le ciel était pur mais sans éclat au-dessus des ficus qui bordent la rue. Sur le trottoir d′en face, le marchand de tabac a sorti une chaise, l′a installée devant sa porte et l′a enfourchée en s′appuyant des deux bras sur le dossier. Les trams tout à l′heure bondés étaient presque vides. Dans le petit café : « Chez Pierrot », à côté du marchand de tabac, le garçon balayait de la sciure dans la salle déserte. C′était vraiment dimanche.
| After they had passed, the street gradually emptied. By this time all the matinees must have begun. Only a few shopkeepers and cats remained about. Above the sycamores bordering the road the sky was cloudless, but the light was soft. The tobacconist on the other side of the street brought a chair out on to the pavement in front of his door and sat astride it, resting his arms on the back. The streetcars which a few minutes before had been crowded were now almost empty. In the little cafe, Chez Pierrot, beside the tobacconist′s, the waiter was sweeping up the sawdust in the empty restaurant. A typical Sunday afternoon. ...
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J′ai retourné ma chaise et je l′ai placée comme celle du marchand de tabac parce que j′ai trouvé que c′était plus commode. J′ai fumé deux cigarettes, je suis rentré pour prendre un morceau de chocolat et je suis revenu le manger à la fenêtre. Peu après, le ciel s′est assombri et j′ai cru que nous allions avoir un orage d′été. Il s′est découvert peu à peu cependant. Mais le passage des nuées avait laissé sur la rue comme une promesse de pluie qui l′a rendue plus sombre. Je suis resté longtemps à regarder le ciel.
| I turned my chair round and seated myself like the tobacconist, as it was more comfortable that way. After smoking a couple of cigarettes I went back to the room, got a tablet of chocolate, and returned to the window to eat it. Soon after, the sky clouded over, and I thought a summer storm was coming. However, the clouds gradually lifted. All the same, they had left in the street a sort of threat of rain, which made it darker. I stayed watching the sky for quite a while.
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À cinq heures, des tramways sont arrivés dans le bruit. Ils ramenaient du stade de banlieue des grappes de spectateurs perchés sur les marchepieds et, les rambardes. Les tramways suivants ont ramené les joueurs que j′ai reconnus à leurs petites valises. Ils hurlaient et chantaient à pleins poumons que leur club ne périrait pas. Plusieurs m′ont fait des signes. L′un m′a même crié : « On les a eus. » Et j′ai fait : « Oui », en secouant la tête. À partir de ce moment, les autos ont commencé à affluer.
| At five there was a loud clanging of streetcars. They were coming from the stadium in our suburb where there had been a football match. Even the back platforms were crowded and people were standing on the steps. Then another streetcar brought back the teams. I knew they were the players by the little suitcase each man carried. They were bawling out their team song, "Keep the ball rolling, boys." One of them looked up at me and shouted, "We licked them!" I waved my hand and called back, "Good work!" From now on there was a steady stream of private cars.
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La journée a tourné encore un peu. Au-dessus des toits, le ciel est devenu rougeâtre et, avec le soir naissant, les rues se sont animées. Les promeneurs revenaient peu à peu. J′ai reconnu le monsieur distingué au milieu d′autres. Les enfants pleuraient ou se laissaient traîner. Presque aussitôt, les cinémas du quartier ont déversé dans la rue un flot de spectateurs. Parmi eux, les jeunes gens avaient des gestes plus décidés que d′habitude et j′ai pensé qu′ils avaient vu un film d′aventures. Ceux qui revenaient des cinémas de la ville arrivèrent un peu plus tard. Ils semblaient plus graves. Ils riaient encore, mais de temps en temps, ils paraissaient fatigués et songeurs. Ils sont restés dans la rue, allant et venant sur le trottoir d′en face. Les jeunes filles du quartier, en cheveux, se tenaient par le bras. Les jeunes gens s′étaient arrangés pour les croiser et ils lançaient des plaisanteries dont elles riaient en détournant la tête. Plusieurs d′entre elles, que je connaissais, m′ont fait des signes.
| The sky had changed again; a reddish glow was spreading up beyond the housetops. As dusk set in, the street grew more crowded. People were returning from their walks, and I noticed the dapper little man with the fat wife amongst the passers- by. Children were whimpering and trailing wearily after their parents. After some minutes the local picture houses disgorged their audiences. I noticed that the young fellows coming from them were taking longer strides and gesturing more vigorously than at ordinary times; doubtless the picture they′d been seeing was of the wild- West variety. Those who had been to the picture houses in the middle of the town came a little later, and looked more sedate, though a few were still laughing. On the whole, however, they seemed languid and exhausted. Some of them remained loitering in the street under my window. A group of girls came by, walking arm in arm. The young men under my window swerved so as to brush against them, and shouted humorous remarks, which made the girls turn their heads and giggle. I recognized them as girls from my part of the town, and two or three of them, whom I knew, looked up and waved to me.
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Les lampes de la rue se sont alors allumées brusquement et elles ont fait pâlir les premières étoiles qui montaient dans la nuit. J′ai senti mes yeux se fatiguer à regarder ainsi les trottoirs avec leur chargement d′hommes et de lumières. Les lampes faisaient luire le pavé mouille, et les tramways, à intervalles réguliers, mettaient leurs reflets sur des cheveux brillants, un sourire ou un bracelet d′argent. Peu après, avec les tramways plus rares et la nuit déjà noire au-dessus des arbres et des lampes, le quartier s′est vidé insensiblement, jusqu′à ce que le premier chat traverse lentement la rue de nouveau déserte. J′ai pensé alors qu′il fallait dîner. J′avais un peu mal au cou d′être resté longtemps appuyé sur le dos de ma chaise. Je suis descendu acheter du pain et des pâtes, j′ai fait ma cuisine et j′ai mangé debout. J′ai voulu fumer une cigarette à la fenêtre, mais l′air avait fraîchi et j′ai eu un peu froid. J′ai fermé mes fenêtres et en revenant j′ai vu dans la glace un bout de table ou ma lampe à alcool voisinait avec des morceaux de pain. J′ai pensé que c′était toujours un dimanche de tiré, que maman était maintenant enterrée, que j′allais reprendre mon travail et que, somme toute, il n′y avait rien de changé.
| Just then the street lamps came on, all together, and they made the stars that were beginning to glimmer in the night sky paler still. I felt my eyes getting tired, what with the lights and all the movement I′d been watching in the street. There were little pools of brightness under the lamps, and now and then a streetcar passed, lighting up a girl′s hair, or a smile, or a silver bangle. Soon after this, as the streetcars became fewer and the sky showed velvety black above the trees and lamps, the street grew emptier, almost imperceptibly, until a time came when there was nobody to be seen and a cat, the first of the evening, crossed, unhurrying, the deserted street. It struck me that I′d better see about some dinner. I had been leaning so long on the back of my chair, looking down, that my neck hurt when I straightened myself up. I went down, bought some bread and spaghetti, did my cooking, and ate my meal standing. I′d intended to smoke another cigarette at my window, but the night had turned rather chilly and I decided against it. As I was coming back, after shutting the window, I glanced at the mirror and saw reflected in it a corner of my table with my spirit lamp and some bits of bread beside it. It occurred to me that somehow I′d got through another Sunday, that Mother now was buried, and tomorrow I′d be going back to work as usual. Really, nothing in my life had changed.
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I - III
| I - III
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Aujourd′hui j′ai beaucoup travaillé au bureau. Le patron a été aimable. Il m′a demandé si je n′étais pas trop fatigué et il a voulu savoir aussi l′âge de maman. J′ai dit « une soixantaine d′années », pour ne pas me tromper et je ne sais pas pourquoi il a eu l′air d′être soulagé et de considérer que c′était une affaire terminée.
| HAD a busy morning in the office. My employer was in a good humor. He even inquired if I wasn′t too tired, and followed it up by asking what Mother′s age was. I thought a bit, then answered, "Round about sixty," as I didn′t want to make a blunder. At which he looked relieved — why, I can′t imagine — and seemed to think that closed the matter.
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Il y avait un tas de connaissements qui s′amoncelaient sur ma table et il a fallu que je les dépouille tous. Avant de quitter le bureau pour aller déjeuner, je me suis lavé les mains. À midi, j′aime bien ce moment. Le soir, j′y trouve moins de plaisir parce que la serviette roulante qu′on utilise est tout à fait humide : elle a servi toute la journée. J′en ai fait la remarque un jour à mon patron. Il m′a répondu qu′il trouvait cela regrettable, mais que c′était tout de même un détail sans importance. Je suis sorti un peu tard, à midi et demi, avec Emmanuel, qui travaille à l′expédition. Le bureau donne sur la mer et nous avons perdu un moment à regarder les cargos dans le port brûlant de soleil. À ce moment, un camion est arrivé dans un fracas de chaînes et d′explosions. Emmanuel m′a demandé « si on y allait » et je me suis mis à courir. Le camion nous a dépassés et nous nous sommes lancés à sa poursuite. J′étais noyé dans le bruit et la poussière. Je ne voyais plus rien et ne sentais que cet élan désordonné de la course, au milieu des treuils et des machines, des mats qui dansaient sur l′horizon et des coques que nous longions. J′ai pris appui le premier et j′ai sauté au vol. Puis j′ai aidé Emmanuel à s′asseoir. Nous étions hors de souffle, le camion sautait sur les pavés inégaux du quai, au milieu de la poussière et du soleil. Emmanuel riait à perdre haleine.
| There was a pile of bills of lading waiting on my desk, and I had to go through them all. Before leaving for lunch I washed my hands. I always enjoyed doing this at midday. In the evening it was less pleasant, as the roller towel, after being used by so many people, was sopping wet. I once brought this to my employer′s notice. It was regrettable, he agreed — but, to his mind, a mere detail. I left the office building a little later than usual, at half-past twelve, with Emmanuel, who works in the Forwarding Department. Our building overlooks the sea, and we paused for a moment on the steps to look at the shipping in the. harbor. The sun was scorching hot. Just then a big truck came up, with a din of chains and backfires from the engine, and Emmanuel suggested we should try to jump it. I started to run. The truck was well away, and we had to chase it for quite a distance. What with the heat and the noise from the engine, I felt half dazed. All I was conscious of was our mad rush along the water front, amongst cranes and winches, with dark hulls of ships alongside and masts swaying in the offing. I was the first to catch up with the truck. I took a flying jump, landed safely, and helped Emmanuel to scramble in beside me. We were both of us out of breath, and the bumps of the truck on the roughly laid cobbles made things worse. Emmanuel chuckled, and panted in my ear, "We′ve made it!"
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Nous sommes arrivés en nage chez Céleste. Il était toujours là, avec son gros ventre, son tablier et ses moustaches blanches. Il m′a demandé si « ça allait quand même ». Je lui ai dit que oui et que j′avais faim. J′ai mangé très vite et j′ai pris du café. Puis je suis rentré chez moi, j′ai dormi un peu parce que j′avais trop bu de vin et, en me réveillant, j′ai eu envie de fumer. Il était tard et j′ai couru pour attraper un tram. J′ai travaillé tout l′après-midi. Il faisait très chaud dans le bureau et le soir, en sortant, j′ai été heureux de revenir en marchant lentement le long des quais. Le ciel était vert, je me sentais content. Tout de même, je suis rentré directement chez moi parce que je voulais me préparer des pommes de terre bouillies.
| By the time we reached Celeste′s restaurant we were dripping with sweat. Celeste was at his usual place beside the entrance, with his apron bulging on his paunch, his white mustache well to the fore. When he saw me he was sympathetic and "hoped I wasn′t feeling too badly." I said, "No," but I was extremely hungry. I ate very quickly and had some coffee to finish up. Then I went to my place and took a short nap, as I′d drunk a glass of wine too many. When I woke I smoked a cigarette before getting off my bed. I was a bit late and had to run for the streetcar. The office was stifling, and I was kept hard at it all the afternoon. So it came as a relief when we closed down and I was strolling slowly along the wharves in the coolness. The sky was green, and it was pleasant to be out- of-doors after the stuffy office. However, I went straight home, as I had to put some potatoes on to boil.
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En montant, dans l′escalier noir, j′ai heurté le vieux Salamano, mon voisin de palier. Il était avec son chien. Il y a huit ans qu′on les voit ensemble. L′épagneul a une maladie de peau, le rouge, je crois, qui lui fait perdre presque tous ses poils et qui le couvre de plaques et de croûtes brunes. À force de vivre avec lui, seuls tous les deux dans une petite chambre, le vieux Salamano a fini par lui ressembler. Il a des croûtes rougeâtres sur le visage et le poil jaune et rare. Le chien, lui, a pris de son patron une sorte d′allure voûtée, le museau en avant et le cou tendu. Ils ont l′air de la même race et pourtant ils se détestent. Deux fois par jour, à onze heures et à six heures, le vieux mène son chien promener. Depuis huit ans, ils n′ont pas changé leur itinéraire. On peut les voir le long de la rue de Lyon, le chien tirant l′homme jusqu′à ce que le vieux Salamano bute. Il bat son chien alors et il l′insulte. Le chien rampe de frayeur et se laisse traîner. À ce moment, c′est au vieux de le tirer. Quand le chien a oublié, il entraîne de nouveau son maître et il est de nouveau battu et insulté. Alors, ils restent tous les deux sur le trottoir et ils se regardent, le chien avec terreur, l′homme avec haine. C′est ainsi tous les jours. Quand le chien veut uriner, le vieux ne lui en laisse pas le temps et il le tire, l′épagneul semant derrière lui une traînée de petites gouttes. Si par hasard le chien fait dans la chambre, alors il est encore battu. Il y a huit ans que cela dure. Céleste dit toujours que « c′est malheureux », mais au fond, personne ne peut savoir. Quand je l′ai rencontré dans l′escalier, Salamano était en train d′insulter son chien. Il lui disait : « Salaud ! Charogne ! » et le chien gémissait. J′ai dit : « Bonsoir », mais le vieux insultait toujours. Alors je lui ai demandé ce que le chien lui avait fait. Il ne m′a pas répondu. Il disait seulement : « Salaud ! Charogne ! » Je le devinais, penché sur son chien, en train d′arranger quelque chose sur le collier. J′ai parlé plus fort. Alors sans se retourner, il m′a répondu avec une sorte de rage rentrée : « Il est toujours là. » Puis il est parti en tirant la bête qui se laissait traîner sur ses quatre pattes, et gémissait.
| The hall was dark and, when I was starting up the stairs, I almost bumped into old Salamano, who lived on the same floor as I. As usual, he had his dog with him. For eight years the two had been inseparable. Salamano ′s spaniel is an ugly brute, afflicted with some skin disease — mange, I suspect; anyhow, it has lost all its hair and its body is covered with brown scabs. Perhaps through living in one small room, cooped up with his dog, Salamano has come to resemble it. His towy hair has gone very thin, and he has reddish blotches on his face. And the dog has developed something of its master′s queer hunched-up gait; it always has its muzzle stretched far forward and its nose to the ground. But, oddly enough, though so much alike, they detest each other. Twice a day, at eleven and six, the old fellow takes his dog for a walk, and for eight years that walk has never varied. You can see them in the rue de Lyon, the dog pulling his master along as hard as he can, till finally the old chap misses a step and nearly falls. Then he beats his dog and calls it names. The dog cowers and lags behind, and it′s his master′s turn to drag him along. Presently the dog forgets, starts tugging at the leash again, gets another hiding and more abuse. Then they halt on the pavement, the pair of them, and glare at each other; the dog with terror and the man with hatred in his eyes. Every time they′re out, this happens. When the dog wants to stop at a lamppost, the old boy won′t let him, and drags him on, and the wretched spaniel leaves behind him a trail of little drops. But, if he does it in the room, it means another hiding. It′s been going on like this for eight years, and Celeste always says it′s a "crying shame," and something should be done about it; but really one can′t be sure. When I met him in the hall, Salamano was bawling at his dog, calling him a bastard, a lousy mongrel, and so forth, and the dog was whining. I said, "Good evening," but the old fellow took no notice and went on cursing. So I thought I′d ask him what the dog had done. Again, he didn′t answer, but went on shouting, "You bloody cur!" and the rest of it. I couldn′t see very clearly, but he seemed to be fixing something on the dog′s collar. I raised my voice a little. Without looking round, he mumbled in a sort of suppressed fury: "He′s always in the way, blast him!" Then he started up the stairs, but the dog tried to resist and flattened itself out on the floor, so he had to haul it up on the leash, step by step.
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Juste à ce moment est entré mon deuxième voisin de palier. Dans le quartier, on dit qu′il vit des femmes. Quand on lui demande son métier, pourtant, il est « magasinier ». En général, il n′est guère aimé. Mais il me parle souvent et quelquefois il passe un moment chez moi parce que je l′écoute. Je trouve que ce qu′il dit est intéressant. D′ailleurs, je n′ai aucune raison de ne pas lui parler. Il s′appelle Raymond Sintès. Il est assez petit, avec de larges épaules et un nez de boxeur. Il est toujours habillé très correctement. Lui aussi m′a dit, en parlant de Salamano : « Si c′est pas malheureux ! » Il m′a demandé si ça ne me dégoûtait pas et j′ai répondu que non.
| Just then another man who lives on my floor came in from the street. The general idea hereabouts is that he′s a pimp. But if you ask him what his job is, he says he′s a warehouseman. One thing′s sure: he isn′t popular in our street. Still, he often has a word for me, and drops in sometimes for a short talk in my room, because I listen to him. As a matter of fact, I find what he says quite interesting. So, really I′ve no reason for freezing him off. His name is Sintes; Raymond Sintes. He′s short and thick-set, has a nose like a boxer′s, and always dresses very sprucely. He, too, once said to me, referring to Salamano, that it was "a damned shame," and asked me if I wasn′t disgusted by the way the old man served his dog. I answered: "No."
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Nous sommes montés et j′allais le quitter quand il m′a dit : « J′ai chez moi du boudin et du vin. Si vous voulez manger un morceau avec moi ?... » J′ai pensé que cela m′éviterait de faire ma cuisine et j′ai accepté. Lui aussi n′a qu′une chambre, avec une cuisine sans fenêtre. Au-dessus de son lit, il a un ange en stuc blanc et rose, des photos de champions et deux ou trois clichés de femmes nues. La chambre était sale et le lit défait. Il a d′abord allumé sa lampe à pétrole, puis il a sorti un pansement assez douteux de sa poche et a enveloppé sa main droite. Je lui ai demandé ce qu′il avait. Il m′a dit qu′il avait eu une bagarre avec un type qui lui cherchait des histoires.
| We went up the stairs together, Sintes and I, and when I was turning in at my door, he said: "Look here! How about having some grub with me? I′ve a black pudding and some wine." It struck me that this would save my having to cook my dinner, so I said, "Thanks very much." He, too, has only one room, and a little kitchen without a window. I saw a pink- and-white plaster angel above his bed, and some photos of sporting champions and naked girls pinned to the opposite wall. The bed hadn′t been made and the room was dirty. He began by lighting a paraffin lamp; then fumbled in his pocket and produced a rather grimy bandage, which he wrapped round his right hand. I asked him what the trouble was. He told me he′d been having a roughhouse with a fellow who′d annoyed him.
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« Vous comprenez, monsieur Meursault, m′a-t-il dit, c′est pas que je suis méchant, mais je suis vif. L′autre, il m′a dit : « Descends du tram si tu es un homme. » le lui ai dit : « Allez, reste tranquille. » Il m′a dit que je n′étais pas un homme. Alors je suis descendu et je lui ai dit : « Assez, ça vaut mieux, ou je vais te mûrir. » Il m′a répondu : « De quoi ? » Alors je lui en ai donne un. Il est tombé. Moi, j′allais le relever. Mais il m′a donné des coups de pied de par terre. Alors je lui ai donné un coup de genou et deux taquets. Il avait la figure en sang. Je lui ai demandé s′il avait son compte. Il m′a dit : « Oui. » Pendant tout ce temps, Sintès arrangeait son pansement. J′étais assis sur le lit. Il m′a dit : « Vous voyez que je ne l′ai pas cherché. C′est lui qui m′a manqué. » C′était vrai et je l′ai reconnu. Alors il m′a déclaré que, justement, il voulait me demander un conseil au sujet de cette affaire, que moi, j′étais un homme, je connaissais la vie, que je pouvais l′aider et qu′ensuite il serait mon copain. Je n′ai rien dit et il m′a demandé encore si je voulais être son copain. J′ai dit que ça m′était égal : il a eu l′air content. Il a sorti du boudin, il l′a fait cuire à la poêle, et il a installé des verres, des assiettes, des couverts et deux bouteilles de vin. Tout cela en silence. Puis nous nous sommes installés. En mangeant, il a commencé à me raconter son histoire. Il hésitait d′abord un peu. « J′ai connu une dame... c′était pour autant dire ma maîtresse. » L′homme avec qui il s′était battu était le frère de cette femme. Il m′a dit qu′il l′avait entretenue. Je n′ai rien répondu et pourtant il a ajouté tout de suite qu′il savait ce qu′on disait dans le quartier, mais qu′il avait sa conscience pour lui et qu′il était magasinier.
| "I′m not one who looks for trouble," he explained, "only I′m a bit short-tempered. That fellow said to me, challenging-like, ′Come down off that streetcar, if you′re a man.′ I says, ′You keep quiet, I ain′t done nothing to you.′ Then he said I hadn′t any guts. Well, that settled it. I got down off the streetcar and I said to him, ′You better keep your mouth shut, or I′ll shut it for you.′ ′I′d like to see you try!′ says he. Then I gave him one across the face, and laid him out good and proper. After a bit I started to help him get up, but all he did was to kick at me from where he lay. So I gave him one with my knee and a couple more swipes. He was bleeding like a pig when I′d done with him. I asked him if he′d had enough, and he said, ′Yes.′ " Sintes was busy fixing his bandage while he talked, and I was sitting on the bed. "So you see," he said, "it wasn′t my fault; he was asking for it, wasn′t he?" I nodded, and he added: "As a matter of fact, I rather want to ask your advice about something; it′s connected with this business. You′ve knocked about the world a bit, and I daresay you can help me. And then I′ll be your pal for life; I never forget anyone who does me a good turn." When I made no comment, he asked me if I′d like us to be pals. I replied that I had no objection, and that appeared to satisfy him. He got out the black pudding, cooked it in a frying pan, then laid the table, putting out two bottles of wine. While he was doing this he didn′t speak. We started dinner, and then he began telling me the whole story, hesitating a bit at first. "There′s a girl behind it — as usual. We slept together pretty regular. I was keeping her, as a matter of fact, and she cost me a tidy sum. That fellow I knocked down is her brother." Noticing that I said nothing, he added that he knew what the neighbors said about him, but it was a filthy lie. He had his principles like everybody else, and a job in a warehouse.
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« Pour en venir à mon histoire, m′a-t-il dit, je me suis aperçu, qu′il y avait de la tromperie. » Il lui donnait juste de quoi vivre. Il payait luI - même le loyer de sa chambre et il lui donnait vingt francs par jour pour la nourriture. « Trois cents francs de chambre, six cents francs de nourriture, une paire de bas de temps en temps, ça faisait mille francs. Et madame ne travaillait pas. Mais elle me disait que c′était juste, qu′elle n′arrivait pas avec ce que je lui donnais. Pourtant, je lui disais : « Pourquoi tu travailles pas une demI - journée ? Tu me soulagerais bien pour toutes ces petites choses. Je t′ai acheté un ensemble ce mois-ci, je te paye vingt francs par jour, je te paye le loyer et toi, tu prends le café l′après-midi avec tes amies. Tu leur donnes le café et le sucre. Moi, je te donne l′argent. J′ai bien agi avec toi et tu me le rends mal. » Mais elle ne travaillait pas, elle disait toujours qu′elle n′arrivait pas et c′est comme ça que je me suis aperçu qu′il y avait de la tromperie. »
| "Well," he said, "to go on with my story ... I found out one day that she was letting me down." He gave her enough money to keep her going, without extravagance, though; he paid the rent of her room and twenty francs a day for food. "Three hundred francs for rent, and six hundred for her grub, with a little present thrown in now and then, a pair of stockings or whatnot. Say, a thousand francs a month. But that wasn′t enough for my fine lady; she was always grumbling that she couldn′t make both ends meet with what I gave her. So one day I says to her, ′Look here, why not get a job for a few hours a day? That′d make things easier for me, too. I bought you a new dress this month, I pay your rent and give you twenty francs a day. But you go and waste your money at the cafe with a pack of girls. You give them coffee and sugar. And, of course, the money comes out of my pocket. I treat you on the square, and that′s how you pay me back.′ But she wouldn′t hear of working, though she kept on saying she couldn′t make do with what I gave her. And then one day I found out she was doing me dirt."
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Il m′a alors raconté qu′il avait trouvé un billet de loterie dans son sac et qu′elle n′avait pas pu lui expliquer comment elle l′avait acheté. Un peu plus tard, il avait trouvé chez elle « une indication » du mont-de-piété qui prouvait qu′elle avait engagé deux bracelets. Jusque-là, il ignorait l′existence de ces bracelets. « J′ai bien vu qu′il y avait de la tromperie. Alors, je l′ai quittée. Mais d′abord, je l′ai tapée. Et puis, je lui ai dit ses vérités. Je lui ai dit que tout ce qu′elle voulait, c′était s′amuser avec sa chose. Comme je lui ai dit, vous comprenez, monsieur Meursault : « Tu ne vois pas que le monde il est jaloux du bonheur que je te donne. Tu connaîtras plus tard le bonheur que tu avais. »
| He went on to explain that he′d found a lottery ticket in her bag, and, when he asked where the money ′d come from to buy it, she wouldn′t tell him. Then, another time, he′d found a pawn ticket for two bracelets that he′d never set eyes on. "So I knew there was dirty work going on, and I told her I′d have nothing more to do with her. But, first, I gave her a good hiding, and I told her some home truths. I said that there was only one thing interested her and that was getting into bed with men whenever she′d the chance. And I warned her straight, ′You′ll be sorry one day, my girl, and wish you′d got me back. All the girls in the street, they′re jealous of your luck in having me to keep you. ′ "
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Il l′avait battue jusqu′au sang. Auparavant, il ne la battait pas. « Je la tapais, mais tendrement pour ainsi dire. Elle criait un peu. Je fermais les volets et ça finissait comme toujours. Mais maintenant, c′est sérieux. Et pour moi, je l′ai pas assez punie. »
| He′d beaten her till the blood came. Before that he′d never beaten her. "Well, not hard, anyhow; only affectionately-like. She′d howl a bit, and I had to shut the window. Then, of course, it ended as per usual. But this time I′m done with her. Only, to my mind, I ain′t punished her enough. See what I mean?"
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Il m′a expliqué alors que c′était pour cela qu′il avait besoin d′un conseil. Il s′est arrêté pour régler la mèche de la lampe qui charbonnait. Moi, je l′écoutais toujours. J′avais bu près d′un litre de vin et j′avais très chaud aux tempes. je fumais les cigarettes de Raymond parce qu′il ne m′en restait plus. Les derniers trams passaient et emportaient avec eux les bruits maintenant lointains du faubourg. Raymond a continué. Ce qui l′ennuyait, « c′est qu′il avait encore un sentiment pour son coït ». Mais il voulait la punir. Il avait d′abord pensé à l′emmener dans un hôtel et à appeler les « mœurs » pour causer un scandale et la faire mettre en carte. Ensuite, il s′était adressé à des amis qu′il avait dans le milieu. Ils n′avaient rien trouvé. Et comme me le faisait remarquer Raymond, c′était bien la peine d′être du milieu. Il le leur avait dit et ils avaient alors proposé de la « marquer ». Mais ce n′était pas ce qu′il voulait. Il allait réfléchir. Auparavant il voulait me demander quelque chose. D′ailleurs, avant de me le demander, il voulait savoir ce que je pensais de cette histoire. J′ai répondu que je n′en pensais rien mais que c′était intéressant. Il m′a demandé si je pensais qu′il y avait de la tromperie, et moi, il me semblait bien qu′il y avait de la tromperie, si je trouvais qu′on devait la punir et ce que je ferais à sa place, je lui ai dit qu′on ne pouvait jamais savoir, mais je comprenais qu′il veuille la punir. J′ai encore bu un peu de vin. Il a allumé une cigarette et il m′a découvert son idée. Il voulait lui écrire une lettre « avec des coups de pied et en même temps des choses pour la faire regretter ». Après, quand elle reviendrait, il coucherait avec elle et « juste au moment de finir » il lui cracherait à la figure et il la mettrait dehors. J′ai trouvé qu′en effet, de cette façon, elle serait punie. Mais Raymond m′a dit qu′il ne se sentait pas capable de faire la lettre qu′il fallait et qu′il avait pensé à moi pour la rédiger. Comme je ne disais rien, il m′a demandé si cela m′ennuierait de le faire tout de suite et j′ai répondu que non.
| He explained that it was about this he wanted my advice. The lamp was smoking, and he stopped pacing up and down the room, to lower the wick. I just listened, without speaking. I′d had a whole bottle of wine to myself and my head was buzzing. As I′d used up my cigarettes I was smoking Raymond′s. Some late streetcars passed, and the last noises of the street died off with them. Raymond went on talking. What bored him was that he had "a sort of lech on her" as he called it. But he was quite determined to teach her a lesson. His first idea, he said, had been to take her to a hotel, and then call in the special police. He′d persuade them to put her on the register as a "common prostitute," and that would make her wild. Then he′d looked up some friends of his in the underworld, fellows who kept tarts for what they could make out of them, but they had practically nothing to suggest. Still, as he pointed out, that sort of thing should have been right up their street; what′s the good of being in that line if you don′t know how to treat a girl who′s let you down? When he told them that, they suggested he should "brand" her. But that wasn′t what he wanted, either. It would need a lot of thinking out. ... But, first, he′d like to ask me something. Before he asked it, though, he′d like to have my opinion of the story he′d been telling, in a general way. I said I hadn′t any, but I′d found it interesting. Did I think she really had done him dirt? I had to admit it looked like that. Then he asked me if I didn′t think she should be punished and what I′d do if I were in his shoes. I told him one could never be quite sure how to act in such cases, but I quite understood his wanting her to suffer for it. I drank some more wine, while Raymond lit another cigarette and began explaining what he proposed to do. He wanted to write her a letter, "a real stinker, that′ll get her on the raw," and at the same time make her repent of what she′d done. Then, when she came back, he′d go to bed with her and, just when she was "properly primed up," he′d spit in her face and throw her out of the room. I agreed it wasn′t a bad plan; it would punish her, all right. But, Raymond told me, he didn′t feel up to writing the kind of letter that was needed, and that was where I could help. When I didn′t say anything, he asked me if I′d mind doing it right away, and I said, "No," I′d have a shot at it.
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Il s′est alors levé après avoir bu un verre de vin. Il a repoussé les assiettes et le peu de boudin froid que nous avions laissé. Il a soigneusement essuyé la toile cirée de la table. Il a pris dans un tiroir de sa table de nuit une feuille de papier quadrillé, une enveloppe jaune, un petit porte-plume de bois rouge et un encrier carré d′encre violette. Quand il m′a dit le nom de la femme, j′ai vu que c′était une Mauresque. J′ai fait la lettre. Je l′ai écrite un peu au hasard, mais je me suis appliqué à contenter Raymond parce que je n′avais pas de raison de ne pas le contenter. Puis j′ai lu la lettre à haute voix. Il m′a écouté en fumant et en hochant la tête, puis il m′a demandé de la relire. Il a été tout à fait content. Il m′a dit : « Je savais bien que tu connaissais la vie. » Je ne me suis pas aperçu d′abord qu′il me tutoyait. C′est seulement quand il m′a déclaré : « Maintenant, tu es un vrai copain », que cela m′a frappé. Il a répété sa phrase et j′ai dit : « Oui. » Cela m′était égal d′être son copain et il avait vraiment l′air d′en avoir envie. Il a cacheté la lettre et nous avons fini le vin. Puis nous sommes restés un moment à fumer sans rien dire. Au-dehors, tout était calme, nous avons entendu le glissement d′une auto qui passait. J′ai dit : « Il est tard. » Raymond le pensait aussi. Il a remarqué que le temps passait vite et, dans un sens, c′était vrai. J′avais sommeil, mais j′avais de la peine à me lever. J′ai dû avoir l′air fatigué parce que Raymond m′a dit qu′il ne fallait pas se laisser aller. D′abord, je n′ai pas compris. Il m′a expliqué alors qu′il avait appris la mort de maman mais que c′était une chose qui devait arriver un jour ou l′autre. C′était aussi mon avis.
| He drank off a glass of wine and stood up. Then he pushed aside the plates and the bit of cold pudding that was left, to make room on the table. After carefully wiping the oilcloth, he got a sheet of squared paper from the drawer of his bedside table; after that, an envelope, a small red wooden penholder, and a square inkpot with purple ink in it. The moment he mentioned the girl′s name I knew she was a Moor. I wrote the letter. I didn′t take much trouble over it, but I wanted to satisfy Raymond, as I′d no reason not to satisfy him. Then I read out what I′d written. Puffing at his cigarette, he listened, nodding now and then. "Read it again, please," he said. He seemed delighted. "That′s the stuff," he chuckled. "I could tell you was a brainy sort, old boy, and you know what′s what." At first I hardly noticed that "old boy." It came back to me when he slapped me on the shoulder and said, "So now we′re pals, ain′t we?" I kept silence and he said it again. I didn′t care one way or the other, but as he seemed so set on it, I nodded and said, "Yes." He put the letter into the envelope and we finished off the wine. Then both of us smoked for some minutes, without speaking. The street was quite quiet, except when now and again a car passed. Finally, I remarked that it was getting late, and Raymond agreed. "Time′s gone mighty fast this evening," he added, and in a way that was true. I wanted to be in bed, only it was such an effort making a move. I must have looked tired, for Raymond said to me, "You mustn′t let things get you down." At first I didn′t catch his meaning. Then he explained that he had heard of my mother′s death; anyhow, he said, that was something bound to happen one day or another. I appreciated that, and told him so.
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Je me suis levé, Raymond m′a serré la main très fort et m′a dit qu′entre hommes on se comprenait toujours. En sortant de chez lui, j′ai refermé la porte et je suis resté un moment dans le noir, sur le palier. La maison était calme et des profondeurs de la cage d′escalier montait un souffle obscur et humide. Je n′entendais que les coups de mon sang qui bourdonnait à mes oreilles. Je suis resté immobile. Mais dans la chambre du vieux Salamano, le chien a gémi sourdement.
| When I rose, Raymond shook hands very warmly, remarking that men always understood each other. After closing the door behind me I lingered for some moments on the landing. The whole building was as quiet as the grave, a dank, dark smell rising from the well hole of the stairs. I could hear nothing but the blood throbbing in my ears, and for a while I stood still, listening to it. Then the dog began to moan in old Salamano′s room, and through the sleep-bound house the little plaintive sound rose slowly, like a flower growing out of the silence and the darkness.
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I - IV
| I - IV
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J′ai bien travaillé toute la semaine, Raymond est venu et m′a dit qu′il avait envoyé la lettre. Je suis allé au cinéma deux fois avec Emmanuel qui ne comprend pas toujours ce qui se passe sur l′écran. Il faut alors lui donner des explications. Hier, c′était samedi et Marie est venue, comme nous en étions convenus. J′ai eu très envie d′elle parce qu′elle avait une belle robe à raies rouges et blanches et des sandales de cuir. On devinait ses seins durs et le brun du soleil lui faisait un visage de fleur. Nous avons pris un autobus et nous sommes allés à quelques kilomètres d′Alger, sur une plage resserrée entre des rochers et bordée de roseaux du côté de la terre. Le soleil de quatre heures n′était pas trop chaud, mais l′eau était tiède, avec de petites vagues longues et paresseuses. Marie m′a appris un jeu. Il fallait, en nageant, boire à la crête des vagues, accumuler dans sa bouche toute l′écume et se mettre ensuite sur le dos pour la projeter contre le ciel. Cela faisait alors une dentelle mousseuse qui disparaissait dans l′air ou me retombait en pluie tiède sur le visage. Mais au bout de quelque temps, j′avais la bouche brûlée par l′amertume du sel. Marie m′a rejoint alors et s′est collée à moi dans l′eau. Elle a mis sa bouche contre la mienne. Sa langue rafraîchissait mes lèvres et nous nous sommes roulés dans les vagues pendant un moment.
| HAD a busy time in the office throughout the week. Raymond dropped in once to tell me he′d sent off the letter. I went to the pictures twice with Emmanuel, who doesn′t always understand what′s happening on the screen and asks me to explain it. Yesterday was Saturday, and Marie came as we′d arranged. She had a very pretty dress, with red and white stripes, and leather sandals, and I couldn′t take my eyes off her. One could see the outline of her firm little breasts, and her sun-tanned face was like a velvety brown flower. We took the bus and went to a beach I know, some miles out of Algiers. It′s just a strip of sand between two rocky spurs, with a line of rushes at the back, along the tide line. At four o′clock the sun wasn′t too hot, but the water was pleasantly tepid, and small, languid ripples were creeping up the sand. Marie taught me a new game. The idea was, while one swam, to suck in the spray off the waves and, when one′s mouth was full of foam, to lie on one′s back and spout it out against the sky. It made a sort of frothy haze that melted into the air or fell back in a warm shower on one′s cheeks. But very soon my mouth was smarting with all the salt I′d drawn in; then Marie came up and hugged me in the water, and pressed her mouth to mine. Her tongue cooled my lips, and we let the waves roll us about for a minute or two before swimming back to the beach.
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Quand nous nous sommes rhabillés sur la plage, Marie me regardait avec des yeux brillants. Je l′ai embrassée. À partir de ce moment, nous n′avons plus parlé. Je l′ai tenue contre moi et nous avons été pressés de trouver un autobus, de rentrer, d′aller chez moi et de nous jeter sur mon lit. J′avais laissé ma fenêtre ouverte et c′était bon de sentir la nuit d′été couler sur nos corps bruns.
| When we had finished dressing, Marie looked hard at me. Her eyes were sparkling. I kissed her; after that neither of us spoke for quite a while. I pressed her to my side as we scrambled up the foreshore. Both of us were in a hurry to catch the bus, get back to my place, and tumble on to the bed. I′d left my window open, and it was pleasant to feel the cool night air flowing over our sunburned bodies.
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Ce matin, Marie est restée et je lui ai dit que nous déjeunerions ensemble. Je suis descendu pour acheter de la viande. En remontant, j′ai entendu une voix de femme dans la chambre de Raymond. Un peu après, le vieux Salamano a grondé son chien, nous avons entendu un bruit de semelles et de griffes sur les marches en bois de l′escalier et puis : « Salaud, charogne », ils sont sortis dans la rue. J′ai raconté à Marie l′histoire du vieux et elle a ri. Elle avait un de mes pyjamas dont elle avait retroussé les manches. Quand elle a ri, j′ai eu encore envie d′elle. Un moment après, elle m′a demandé si je l′aimais. Je lui ai répondu que cela ne voulait rien dire, mais qu′il me semblait que non. Elle a eu l′air triste. Mais en préparant le déjeuner, et à propos de rien, elle a encore ri de telle façon que je l′ai embrassée. C′est à ce moment que les bruits d′une dispute ont éclaté chez Raymond.
| Marie said she was free next morning, so I proposed she should have luncheon with me. She agreed, and I went down to buy some meat. On my way back I heard a woman′s voice in Raymond′s room. A little later old Salamano started grumbling at his dog and presently there was a sound of boots and paws on the wooden stairs; then, "Filthy brute! Get on, you cur!" and the two of them went out into the street. I told Marie about the old man′s habits, and it made her laugh. She was wearing one of my pajama suits, and had the sleeves rolled up. When she laughed I wanted her again. A moment later she asked me if I loved her. I said that sort of question had no meaning, really; but I supposed I didn′t. She looked sad for a bit, but when we were getting our lunch ready she brightened up and started laughing, and when she laughs I always want to kiss her. It was just then that the row started in Raymond′s room.
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On a d′abord entendu une voix aiguë de femme et puis Raymond qui disait : « Tu m′as manqué, tu m′as manqué. Je vais t′apprendre à me manquer. » Quelques bruits sourds et la femme a hurlé, mais de si terrible façon qu′immédiatement le palier s′est empli de monde. Marie et moi nous sommes sortis aussi. La femme criait toujours et Raymond frappait toujours. Marie m′a dit que c′était terrible et je n′ai rien répondu. Elle m′a demandé d′aller chercher un agent, mais je lui ai dit que je n′aimais pas les agents. Pourtant, il en est arrivé un avec le locataire du deuxième qui est plombier. Il a frappé à la porte et on n′a plus rien entendu. Il a frappé plus fort et au bout d′un moment, la femme a pleuré et Raymond a ouvert. Il avait une cigarette à la bouche et l′air doucereux. La fille s′est précipitée à la porte et a déclaré à l′agent que Raymond l′avait frappée. « Ton nom », a dit l′agent. Raymond a répondu. « Enlève ta cigarette de la bouche quand tu me parles », a dit l′agent. Raymond a hésité, m′a regardé et a tiré sur sa cigarette. À ce moment, l′agent l′a giflé à toute volée d′une claque épaisse et lourde, en pleine joue. La cigarette est tombée quelques mètres plus loin. Raymond a changé de visage, mais il n′a rien dit sur le moment et puis il a demandé d′une voix humble s′il pouvait ramasser son mégot. L′agent a déclaré qu′il le pouvait et il a ajouté : « Mais la prochaine fois, tu sauras qu′un agent n′est pas un guignol. » Pendant ce temps, la fille pleurait et elle a répété « Il m′a tapée. C′est un maquereau. » -« Monsieur l′agent, a demandé alors Raymond, c′est dans la loi, ça, de dire maquereau à un homme ? » Mais l′agent lui a ordonné « de fermer sa gueule ». Raymond s′est alors retourné vers la fille et il lui a dit : « Attends, petite, on se retrouvera. » L′agent lui a dit de fermer ça, que la fille devait partir et lui rester dans sa chambre en attendant d′être convoqué au commissariat. Il a ajouté que Raymond devrait avoir honte d′être soûl au point de trembler comme il le faisait. À ce moment, Raymond lui a expliqué : « Je ne suis pas soûl, monsieur l′agent. Seulement, je suis là, devant vous, et je tremble, c′est forcé. » Il a fermé sa porte et tout le monde est parti. Marie et moi avons fini de préparer le déjeuner. Mais elle n′avait pas faim, j′ai presque tout mangé. Elle est partie à une heure et j′ai dormi un peu.
| First we heard a woman saying something in a high-pitched voice; then Raymond bawling at her, "You let me down, you bitch! I′ll learn you to let me down!" There came some thuds, then a piercing scream — it made one′s blood run cold — and in a moment there was a crowd of people on the landing. Marie and I went out to see. The woman was still screaming and Raymond still knocking her about. Marie said, wasn′t it horrible! I didn′t answer anything. Then she asked me to go and fetch a policeman, but I told her I didn′t like policemen. However, one turned up presently; the lodger on the second floor, a plumber, came up, with him. When he banged on the door the noise stopped inside the room. He knocked again, and, after a moment, the woman started crying, and Raymond opened the door. He had a cigarette dangling from his underlip and a rather sickly smile. "Your name?" Raymond gave his name. "Take that cigarette out of your mouth when you′re talking to me," the policeman said gruffly. Raymond hesitated, glanced at me, and kept the cigarette in his mouth. The policeman promptly swung his arm and gave him a good hard smack on the left cheek. The cigarette shot from his lips and dropped a yard away. Raymond made a wry face, but said nothing for a moment. Then in a humble tone he asked if he mightn′t pick up his cigarette. The officer said, "Yes," and added: "But don′t you forget next time that we don′t stand for any nonsense, not from guys like you." Meanwhile the girl went on sobbing and repeating: "He hit me, the coward. He′s a pimp." "Excuse me, officer," Raymond put in, "but is that in order, calling a man a pimp in the presence of witnesses?" The policeman told him to shut his trap. Raymond then turned to the girl. "Don′t you worry, my pet. We′ll meet again." "That′s enough," the policeman said, and told the girl to go away. Raymond was to stay in his room till summoned to the police station. "You ought to be ashamed of yourself," the policeman added, "getting so tight you can′t stand steady. Why, you′re shaking all over!" "I′m not tight," Raymond explained. "Only when I see you standing there and looking at me, I can′t help trembling. That′s only natural." Then he closed his door, and we all went away. Marie and I finished getting our lunch ready. But she hadn′t any appetite, and I ate nearly all. She left at one, and then I had a nap.
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Vers trois heures, on a frappé à ma porte et Raymond est entré. Je suis resté couché. Il s′est assis sur le bord de mon lit. Il est resté un moment sans parler et je lui ai demandé comment son affaire s′était passée. Il m′a raconté qu′il avait fait ce qu′il voulait mais qu′elle lui avait donné une gifle et qu′alors il l′avait battue. Pour le reste, je l′avais vu. Je lui ai dit qu′il me semblait que maintenant elle était punie et qu′il devait être content. C′était aussi son avis, et il a observé que l′agent avait beau faire, il ne changerait rien aux coups qu′elle avait reçus. Il a ajouté qu′il connaissait bien les agents et qu′il savait comment il fallait s′y prendre avec eux. Il m′a demandé alors si j′avais attendu qu′il réponde à la gifle de l′agent. J′ai répondu que je n′attendais rien du tout et que d′ailleurs je n′aimais pas les agents. Raymond a eu l′air très content. Il m′a demandé si je voulais sortir avec lui. Je me suis levé et j′ai commencé à me peigner. Il m′a dit qu′il fallait que je lui serve de témoin. Moi cela m′était égal, mais je ne savais pas ce que je devais dire. Selon Raymond, il suffisait de déclarer que la fille lui avait manqué. J′ai accepté de lui servir de témoin.
| Toward three there was a knock at my door and Raymond came in. He sat down on the edge of my bed and for a minute or two said nothing. I asked him how it had gone off. He said it had all gone quite smoothly at first, as per program; only then she′d slapped his face and he′d seen red, and started thrashing her. As for what happened after that, he needn′t tell me, as I was there. "Well," I said, "you taught her a lesson, all right, and that′s what you wanted, isn′t it?" He agreed, and pointed out that whatever the police did, that wouldn′t change the fact she′d had her punishment. As for the police, he knew exactly how to handle them. But he′d like to know if I′d expected him to return the blow when the policeman hit him. I told him I hadn′t expected anything whatsoever and, anyhow, I had no use for the police. Raymond seemed pleased and asked if I′d like to come out for a stroll with him. I got up from the bed and started brushing my hair. Then Raymond said that what he really wanted was for me to act as his witness. I told him I had no objection; only I didn′t know what he expected me to say. "It′s quite simple," he replied. "You′ve only got to tell them that the girl had let me down." So I agreed to be his witness.
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Nous sommes sortis et Raymond m′a offert une fine. Puis il a voulu faire une partie de billard et j′ai perdu de justesse. Il voulait ensuite aller au bordel, mais j′ai dit non parce que je n′aime pas ça. Alors nous sommes rentrés doucement et il me disait combien il était content d′avoir réussi à punir sa maîtresse. Je le trouvais très gentil avec moi et j′ai pensé que c′était un bon moment.
| We went out together, and Raymond stood me a brandy in a cafe. Then we had a game of billiards; it was a close game and I lost by only a few points. After that he proposed going to a brothel, but I refused; I didn′t feel like it. As we were walking slowly back he told me how pleased he was at having paid out his mistress so satisfactorily. He made himself extremely amiable to me, and I quite enjoyed our walk.
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De loin, j′ai aperçu sur le pas de la porte le vieux Salamano qui avait l′air agité. Quand nous nous sommes rapprochés, j′ai vu qu′il n′avait pas son chien. Il regardait de tous les cotés, tournait sur luI - même, tentait de percer le noir du couloir, marmonnait des mots sans suite et recommençait à fouiller la rue de ses petits yeux rouges. Quand Raymond lui a demandé ce qu′il avait, il n′a pas répondu tout de suite. J′ai vaguement entendu qu′il murmurait : « Salaud, charogne », et il continuait à s′agiter. Je lui ai demandé où était son chien. Il m′a répondu brusquement qu′il était parti. Et puis tout d′un coup, il a parlé avec volubilité : « Je l′ai emmené au Champ de Manœuvres, comme d′habitude. Il y avait du monde, autour des baraques foraines. Je me suis arrêté pour regarder « le Roi de l′Évasion ». Et quand j′ai voulu repartir, il n′était plus là. Bien sûr, il y a longtemps que je voulais lui acheter un collier moins grand. Mais je n′aurais jamais cru que cette charogne pourrait partir comme ça. »
| When we were nearly home I saw old Salamano on the doorstep; he seemed very excited. I noticed that his dog wasn′t with him. He was turning like a teetotum, looking in all directions, and sometimes peering into the darkness of the hall with his little bloodshot eyes. Then he′d mutter something to himself and start gazing up and down the street again. Raymond asked him what was wrong, but he didn′t answer at once. Then I heard him grunt, "The bastard! The filthy cur!" When I asked him where his dog was, he scowled at me and snapped out, "Gone!" A moment later, all of a sudden, he launched out into it. "I′d taken him to the Parade Ground as usual. There was a fair on, and you could hardly move for the crowd. I stopped at one of the booths to look at the Handcuff King. When I turned to go, the dog was gone. I′d been meaning to get a smaller collar, but I never thought the brute could slip it and get away like that."
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Raymond lui a expliqué alors que le chien avait pu s′égarer et qu′il allait revenir. Il lui a cité des exemples de chiens qui avaient fait des dizaines de kilomètres pour retrouver leur maître. Malgré cela, le vieux a eu l′air plus agité. « Mais ils me le prendront, vous comprenez. Si encore quelqu′un le recueillait. Mais ce n′est pas possible, il dégoûte tout le monde avec ses croûtes. Les agents le prendront, c′est sûr. » Je lui ai dit alors qu′il devait aller à la fourrière et qu′on le lui rendrait moyennant le paiement de quelques droits. Il m′a demandé si ces droits étaient, élevés. Je ne savais pas. Alors, il s′est mis en colère : « Donner de l′argent pour cette charogne. Ah ! il peut bien crever ! » Et il s′est mis à l′insulter. Raymond a ri et a pénétré dans la maison. Je l′ai suivi et nous nous sommes quittés sur le palier de l′étage. Un moment après, j′ai entendu le pas du vieux et il a frappé à ma porte. Quand j′ai ouvert, il est resté un moment sur le seuil et il m′a dit : « Excusez-moi, excusez-moi. » Je l′ai invité à entrer, mais il n′a pas voulu. Il regardait la pointe de ses souliers et ses mains croûteuses tremblaient. Sans me faire face, il m′a demandé : « Ils ne vont pas me le prendre, dites, monsieur Meursault. Ils vont me le rendre. Ou qu′est-ce que je vais devenir ? » Je lui ai dit que la fourrière gardait les chiens trois jours à la disposition de leurs propriétaires et qu′ensuite elle en faisait ce que bon, lui semblait. Il m′a regardé en silence. Puis il m′a dit : « Bonsoir. » Il a fermé sa porte et je l′ai entendu aller et venir. Son lit a craqué. Et au bizarre petit bruit qui a traversé la cloison, j′ai compris qu′il pleurait. Je ne sais pas pourquoi j′ai pensé à maman. Mais il fallait que je me lève tôt le lendemain. Je n′avais pas faim et je me suis couché sans dîner.
| Raymond assured him the dog would find its way home, and told him stories of dogs that had traveled miles and miles to get back to their masters. But this seemed to make the old fellow even more worried than before. "Don′t you understand, they′ll do away with him; the police, I mean. It′s not likely anyone will take him in and look after him; with all those scabs he puts everybody off." I told him that there was a pound at the police station, where stray dogs are taken. His dog was certain to be there and he could get it back on payment of a small charge. He asked me how much the charge was, but there I couldn′t help him. Then he flew into a rage again. "Is it likely I′d give money for a mutt like that? No damned fear! They can kill him, for all I care." And he went on calling his dog the usual names. Raymond gave a laugh and turned into the hall. I followed him upstairs, and we parted on the landing. A minute or two later I heard Salamano′s footsteps and a knock on my door. When I opened it, he halted for a moment in the doorway. "Excuse me ... I hope I′m not disturbing you." I asked him in, but he shook his head. He was staring at his toe caps, and the gnarled old hands were trembling. Without meeting my eyes, he started talking. "They won′t really take him from me, will they, Monsieur Meursault? Surely they wouldn′t do a thing like that. If they do — I don′t know what will become of me." I told him that, so far as I knew, they kept stray dogs in the pound for three days, waiting for their owners to call for them. After that they disposed of the dogs as they thought fit. He stared at me in silence for a moment, then said, "Good evening." After that I heard him pacing up and down his room for quite a while. Then his bed creaked. Through the wall there came to me a little wheezing sound, and I guessed that he was weeping. For some reason, I don′t know what, I began thinking of Mother. But I had to get up early next day; so, as I wasn′t feeling hungry, I did without supper, and went straight to bed.
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I - V
| I - V
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Raymond m′a téléphoné au bureau. Il m′a dit qu′un de ses amis (il lui avait parlé de moi) m′invitait à passer la journée de dimanche dans son cabanon, près d′Alger. J′ai répondu que je le voulais bien, mais que j′avais promis ma journée à une amie. Raymond m′a tout de suite déclaré qu′il l′invitait aussi. La femme de son ami serait très contente de ne pas être seule au milieu d′un groupe d′hommes.
| Raymond rang me up at the office. He said that a friend of his — to whom he′d spoken about me — invited me to spend next Sunday at his little seaside bungalow just outside Algiers. I told him I′d have been delighted; only I had promised to spend Sunday with a girl. Raymond promptly replied that she could come, too. In fact, his friend′s wife would be very pleased not to be the only woman in a party of men.
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J′ai voulu raccrocher tout de suite parce que je sais que le patron n′aime pas qu′on nous téléphone de la ville. Mais Raymond m′a demandé d′attendre et il m′a dit qu′il aurait pu me transmettre cette invitation le soir, mais qu′il voulait m′avertir d′autre chose. Il avait été suivi toute la journée par un groupe d′Arabes parmi lesquels se trouvait le frère de son ancienne maîtresse. « Si tu le vois près de la maison ce soir en rentrant, avertis-moi. » J′ai dit que c′était entendu.
| I′d have liked to hang up at once, as my employer doesn′t approve of my using the office phone for private calls. But Raymond asked me to hold on; he had something else to tell me, and that was why he′d rung me up, though he could have waited till the evening to pass on the invitation. "It′s like this," he said. "I′ve been shadowed all the morning by some Arabs. One of them′s the brother of that girl I had the row with. If you see him hanging round the house when you come back, pass me the word." I promised to do so.
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Peu après, le patron m′a fait appeler et sur le moment j′ai été ennuyé parce que j′ai pensé qu′il allait me dire de moins téléphoner et de mieux travailler. Ce n′était pas cela du tout. Il m′a déclaré qu′il allait me parler d′un projet encore très vague. Il voulait seulement avoir mon avis sur la question. Il avait l′intention d′installer un bureau à Paris qui traiterait ses affaires sur la place, et directement, avec les grandes compagnies et il voulait savoir si j′étais disposé à y aller. Cela me permettrait de vivre à Paris et aussi de voyager une partie de l′année. « Vous êtes jeune, et il me semble que c′est une vie qui doit vous plaire. » J′ai dit que oui mais que dans le fond cela m′était égal. Il m′a demandé alors si je n′étais pas intéressé par un changement de vie. J′ai répondu qu′on ne changeait jamais de vie, qu′en tout cas toutes se valaient et que la mienne ici ne me déplaisait pas du tout. Il a eu l′air mécontent, m′a dit que je répondais toujours à côté, que je n′avais pas d′ambition et que cela était désastreux dans les affaires. Je suis retourné travailler alors. J′aurais préféré ne pas le mécontenter, mais je ne voyais pas de raison pour changer ma vie. En y réfléchissant bien, je n′étais pas malheureux. Quand j′étais étudiant, j′avais beaucoup d′ambitions de ce genre. Mais quand j′ai dû abandonner mes études, j′ai très vite compris que tout cela était sans importance réelle.
| Just then my employer sent for me. For a moment I felt uneasy, as I expected he was going to tell me to stick to my work and not waste time chattering with friends over the phone. However, it was nothing of the kind. He wanted to discuss a project he had in view, though so far he′d come to no decision. It was to open a branch at Paris, so as to be able to deal with the big companies on the spot, without postal delays, and he wanted to know if I′d like a post there. "You′re a young man," he said, "and I′m pretty sure you′d enjoy living in Paris. And, of course, you could travel about France for some months in the year." I told him I was quite prepared to go; but really I didn′t care much one way or the other. He then asked if a "change of life," as he called it, didn′t appeal to me, and I answered that one never changed his way of life; one life was as good as another, and my present one suited me quite well. At this he looked rather hurt, and told me that I always shilly-shallied, and that I lacked ambition — a grave defect, to his mind, when one was in business. I returned to my work. I′d have preferred not to vex him, but I saw no reason for "changing my life." By and large it wasn′t an unpleasant one. As a student I′d had plenty of ambition of the kind he meant. But, when I had to drop my studies, I very soon realized all that was pretty futile.
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Le soir, Marie est venue me chercher et m′a demandé si je voulais me marier avec elle. J′ai dit que cela m′était égal et que nous pourrions le faire si elle le voulait. Elle a voulu savoir alors si je l′aimais. J′ai répondu comme je l′avais déjà fait une fois, que cela ne signifiait rien mais que sans doute je ne l′aimais pas. « Pourquoi m′épouser alors ? » a-t-elle dit. Je lui ai expliqué que cela n′avait aucune importance et que si elle le désirait, nous pouvions nous marier. D′ailleurs, c′était elle qui le demandait et moi je me contentais de dire oui. Elle a observé alors que le mariage était une chose grave. J′ai répondu : « Non. » Elle s′est tue un moment et elle m′a regardé en silence. Puis elle a parlé. Elle voulait simplement savoir si j′aurais accepté la même proposition venant d′une autre femme, à qui je serais attaché de la même façon. J′ai dit : « Naturellement. » Elle s′est demandé alors si elle m′aimait et moi, je ne pouvais rien savoir sur ce point. Après un autre moment de silence, elle a murmuré que j′étais bizarre, qu′elle m′aimait sans doute à cause de cela mais que peut-être un jour je la dégoûterais pour les mêmes raisons. Comme je me taisais, n′ayant rien à ajouter, elle m′a pris le bras en souriant et elle a déclaré qu′elle voulait se marier avec moi. J′ai répondu que nous le ferions dès qu′elle le voudrait. Je lui ai parlé alors de la proposition du patron et Marie m′a dit qu′elle aimerait connaître Paris. Je lui ai, appris que j′y avais vécu dans un temps et elle m′a demandé comment c′était. Je lui ai dit : « C′est sale. Il y a des pigeons et des cours noires. Les gens ont la peau blanche. »
| Marie came that evening and asked me if I′d marry her. I said I didn′t mind; if she was keen on it, we′d get married. Then she asked me again if I loved her. I replied, much as before, that her question meant nothing or next to nothing — but I supposed I didn′t. "If that′s how you feel," she said, "why marry me?" 28 Camus ? THE STRANGER I explained that it had no importance really, but, if it would give her pleasure, we could get married right away. I pointed out that, anyhow, the suggestion came from her; as for me, I′d merely said, "Yes." Then she remarked that marriage was a serious matter. To which I answered: "No." She kept silent after that, staring at me in a curious way. Then she asked: "Suppose another girl had asked you to marry her — I mean, a girl you liked in the same way as you like me — would you have said ′Yes′ to her, too?" "Naturally." Then she said she wondered if she really loved me or not. I, of course, couldn′t enlighten her as to that. And, after another silence, she murmured something about my being "a queer fellow." "And I daresay that′s why I love you," she added. "But maybe that′s why one day I′ll come to hate you." To which I had nothing to say, so I said nothing. She thought for a bit, then started smiling and, taking my arm, repeated that she was in earnest; she really wanted to marry me. "All right," I answered. "We′ll get married whenever you like." I then mentioned the proposal made by my employer, and Marie said she′d love to go to Paris. When I told her I′d lived in Paris for a while, she asked me what it was like. "A dingy sort of town, to my mind. Masses of pigeons and dark courtyards. And the people have washed-out, white faces."
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Puis nous avons marché et traversé la ville par ses grandes rues. Les femmes étaient belles et j′ai demandé à Marie si elle le remarquait. Elle m′a dit que oui et qu′elle me comprenait. Pendant un moment, nous n′avons plus parlé. Je voulais cependant qu′elle reste avec moi et je lui ai dit que nous pouvions dîner ensemble chez Céleste. Elle en avait bien envie, mais elle avait à faire. Nous étions près de chez moi et le lui ai dit au revoir. Elle m′a regardé : « Tu ne veux pas savoir ce que j′ai à faire ? » Je voulais bien le savoir, mais je n′y avais pas pensé et c′est ce qu′elle avait l′air de me reprocher. Alors, devant mon air emparé, elle a encore ri et elle a eu vers moi un mouvement de tout le corps pour me tendre sa bouche.
| Then we went for a walk all the way across the town by the main streets. The women were good-lookers, and I asked Marie if she, too, noticed this. She said, "Yes," and that she saw what I meant. After that we said nothing for some minutes. However, as I didn′t want her to leave me, I suggested we should dine together at Celeste′s. She′d have loved to dine with me, she said, only she was booked up for the evening. We were near my place, and I said, "Au revoir, then." She looked me in the eyes. "Don′t you want to know what I′m doing this evening?" I did want to know, but I hadn′t thought of asking her, and I guessed she was making a grievance of it. I must have looked embarrassed, for suddenly she started laughing and bent toward me, pouting her lips for a kiss.
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J′ai dîné chez Céleste. J′avais déjà commencé à manger lorsqu′il est entré une bizarre petite femme qui m′a demandé si elle pouvait s′asseoir à ma table. Naturellement, elle le pouvait. Elle avait des gestes saccadés et des yeux brillants dans une petite figure de pomme. Elle s′est débarrassée de sa jaquette, s′est assise et a consulté fiévreusement la carte. Elle a appelé Céleste et a commandé immédiatement tous ses plats d′une voix à la fois précise et précipitée. En attendant les hors-d′œuvre, elle a ouvert son sac, en a sorti un petit carré de papier et un crayon, a fait d′avance l′addition, puis a tiré d′un gousset, augmentée du pourboire, la somme exacte qu′elle a placée devant elle. À ce moment, on lui a apporté des hors-d′œuvre qu′elle a engloutis à toute vitesse. En attendant le plat suivant, elle a encore sorti de son sac un crayon bleu et un magazine qui donnait les programmes radiophoniques de la semaine. Avec beaucoup de soin, elle a coché une à une presque toutes les émissions. Comme le magazine avait une douzaine de pages, elle a continué ce travail méticuleusement pendant tout le repas. J′avais déjà fini qu′elle cochait encore avec la même application. Puis elle s′est levée, a remis sa jaquette avec les mêmes gestes précis d′automate et elle est partie. Comme je n′avais rien à faire, je suis sorti aussi et je l′ai suivie un moment. Elle s′était placée sur la bordure du trottoir et avec une vitesse et une sûreté incroyables, elle suivait son chemin sans dévier et sans se retourner. J′ai fini par la perdre de vue et par revenir sur mes pas. J′ai pensé qu′elle était bizarre, mais je l′ai oubliée assez vite.
| I went by myself to Celeste′s. When I had just started my dinner an odd-looking little woman came in and asked if she might sit at my table. Of course she might. She had a chubby face like a ripe apple, bright eyes, and moved in a curiously jerky way, as if she were on wires. After taking off her closefitting jacket she sat down and started studying the bill of fare with a sort of rapt attention. Then she called Celeste and gave her order, very fast but quite distinctly; one didn′t lose a word. While waiting for the hors d′oeuvre she opened her bag, took out a slip of paper and a pencil, and added up the bill in advance. Diving into her bag again, she produced a purse and took from it the exact sum, plus a small tip, and placed it on the cloth in front of her. Just then the waiter brought the hors d′oeuvre, which she proceeded to wolf down voraciously. While waiting for the next course, she produced another pencil, this time a blue one, from her bag, and the radio magazine for the coming week, and started making ticks against almost all the items of the daily programs. There were a dozen pages in the magazine, and she continued studying them closely throughout the meal. When I′d finished mine she was still ticking off items with the same meticulous attention. Then she rose, put on her jacket again with the same abrupt, robot-like gestures, and walked briskly out of the restaurant. Having nothing better to do, I followed her for a short distance. Keeping on the curb of the pavement, she walked straight ahead, never swerving or looking back, and it was extraordinary how fast she covered the ground, considering her smallness. In fact, the pace was too much for me, and I soon lost sight of her and turned back homeward. For a moment the "little robot" (as I thought of her) had much impressed me, but I soon forgot about her.
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Sur le pas de ma porte, j′ai trouvé le vieux Salamano. Je l′ai fait entrer et il m′a appris que son chien était perdu, car il n′était pas à la fourrière. Les employés lui avaient dit que, peut-être, il avait été écrasé. Il avait demandé s′il n′était pas possible de le savoir dans les commissariats. On lui avait répondu qu′on ne gardait pas trace de ces choses-là, parce qu′elles arrivaient tous les jours. J′ai dit au vieux Salamano qu′il pourrait avoir un autre chien, mais il a eu raison de me faire remarquer qu′il était habitué à celuI - là.
| As I was turning in at my door I ran into old Salamano. I asked him into my room, and he informed me that his dog was definitely lost. He′d been to the pound to inquire, but it wasn′t there, and the staff told him it had probably been run over. When he asked them whether it was any use inquiring about it at the police station, they said the police had more important things to attend to than keeping records of stray dogs run over in the streets. I suggested he should get another dog, but, reasonably enough, he pointed out that he′d become used to this one, and it wouldn′t be the same thing.
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J′étais accroupi sur mon lit et Salamano s′était assis sur une chaise devant la table. Il me faisait face et il avait ses deux mains sur les genoux. Il avait garde son vieux feutre. Il mâchonnait des bouts de phrases sous sa moustache jaunie. Il m′ennuyait un peu, mais je n′avais rien à faire et je n′avais pas sommeil. Pour dire quelque chose, je l′ai interrogé sur son chien. Il m′a dit qu′il l′avait eu après la mort de sa femme. Il s′était marié assez tard. Dans sa jeunesse, il avait eu envie de faire du théâtre : au régiment il jouait dans les vaudevilles militaires. Mais finalement, il était entré dans les chemins de fer et il ne le regrettait pas, parce que maintenant il avait une petite retraite. Il n′avait pas été heureux avec sa femme, mais dans l′ensemble il s′était bien habitué à elle. Quand elle était morte, il s′était senti très seul. Alors, il avait demandé un chien à un camarade d′atelier et il avait eu celuI - là très jeune. Il avait fallu le nourrir au biberon. Mais comme un chien vit moins qu′un homme, ils avaient fini par être vieux ensemble. « Il avait mauvais caractère, m′a dit Salamano. De temps en temps, on avait des prises de bec. Mais c′était un bon chien quand même. » J′ai dit qu′il était de belle race et Salamano a eu l′air content. « Et encore, a-t-il ajouté, vous ne l′avez pas connu avant sa maladie. C′était le poil qu′il avait de plus beau. » Tous les soirs et tous les matins, depuis que le chien avait eu cette maladie de peau, Salamano le passait à la pommade. Mais selon lui, sa vraie maladie, c′était la vieillesse, et la vieillesse ne se guérit pas.
| I was seated on my bed, with my legs up, and Salamano on a chair beside the table, facing me, his hands spread on his knees. He had kept on his battered felt hat and was mumbling away behind his draggled yellowish mustache. I found him rather boring, but I had nothing to do and didn′t feel sleepy. So, to keep the conversation going, I asked some questions about his dog — how long he had had it and so forth. He told me he had got it soon after his wife′s death. He′d married rather late in life. When a young man, he wanted to go on the stage; during his military service he′d often played in the regimental theatricals and acted rather well, so everybody said. However, finally, he had taken a job in the railway, and he didn′t regret it, as now he had a small pension. He and his wife had never hit it off very well, but they′d got used to each other, and when she died he felt lonely. One of his mates on the railway whose bitch had just had pups had offered him one, and he had taken it, as a companion. He′d had to feed it from the bottle at first. But, as a dog′s life is shorter than a man′s, they′d grown old together, so to speak. "He was a cantankerous brute," Salamano said. "Now and then we had some proper set-tos, he and I. But he was a good mutt all the same." I said he looked well bred, and that evidently pleased the old man. "Ah, but you should have seen him before his illness!" he said. "He had a wonderful coat; in fact, that was his best point, really. I tried hard to cure him; every mortal night after he got that skin disease I rubbed an ointment in. But his real trouble was old age, and there′s no curing that."
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À ce moment, j′ai baillé et le vieux m′a annoncé qu′il allait partir. Je lui ai dit qu′il pouvait rester, et que j′étais ennuyé de ce qui était arrive à son chien : il m′a remercié. Il m′a dit que maman aimait beaucoup son chien. En parlant d′elle, il l′appelait « votre pauvre mère. ». Il a émis la supposition que je devais être bien malheureux depuis que maman était morte et je n′ai rien répondu. Il m′a dit alors, très vite et avec un air gêné, qu′il savait que dans le quartier on m′avait mal jugé parce que j′avais mis ma mère à l′asile, mais il me connaissait et il savait que j′aimais beaucoup maman. J′ai répondu, je ne sais pas encore pourquoi, que j′ignorais jusqu′ici qu′on me jugeât mal à cet égard, mais que l′asile m′avait paru une chose naturelle puisque je n′avais pas assez d′argent pour faire garder maman. « D′ailleurs, aI - je ajouté, il y avait longtemps qu′elle n′avait rien à me dire et qu′elle s′ennuyait toute seule. — Oui, m′a-t-il dit, et à l′asile, du moins, on se fait des camarades. » Puis il s′est excusé. Il voulait dormir. Sa vie avait changé maintenant et il ne savait pas trop ce qu′il allait faire. Pour la première fois depuis que je le connaissais, d′un geste furtif, il m′a tendu la main et j′ai senti les écailles de sa peau. Il a souri un peu et avant de partir, il m′a dit : « J′espère que les chiens n′aboieront pas cette nuit. Je crois toujours que c′est le mien. »
| Just then I yawned, and the old man said he′d better make a move. I told him he could stay, and that I was sorry about what had happened to his dog. He thanked me, and mentioned that my mother had been very fond of his dog. He referred to her as "your poor mother," and was afraid I must be feeling her death terribly. When I said nothing he added hastily and with a rather embarrassed air that some of the people in the street said nasty things about me because I′d sent my mother to the Home. But he, of course, knew better; he knew how devoted to my mother I had always been. I answered — why, I still don′t know — that it surprised me to learn I′d produced such a bad impression. As I couldn′t afford to keep her here, it seemed the obvious thing to do, to send her to a home. "In any case," I added, "for years she′d never had a word to say to me, and I could see she was moping, with no one to talk to." "Yes," he said, "and at a home one makes friends, anyhow." He got up, saying it was high time for him to be in bed, and added that life was going to be a bit of a problem for him, under the new conditions. For the first time since I′d known him he held out his hand to me — rather shyly, I thought — and I could feel the scales on his skin. Just as he was going out of the door, he turned and, smiling a little, said: "Let′s hope the dogs won′t bark again tonight. I always think it′s mine I hear. ..."
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I - VI
| I - VI
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Le dimanche, j′ai eu de la peine à me réveiller et il a fallu que Marie m′appelle et me secoue. Nous n′avons pas mangé parce que nous voulions nous baigner tôt. Je me sentais tout à fait vide et j′avais un peu mal à la tête. Ma cigarette avait un goût amer. Marie s′est moquée de moi parce qu′elle disait que j′avais « une tête d′enterrement ». Elle avait mis une robe de toile blanche et lâché ses cheveux. Je lui ai dit qu′elle était belle, elle a ri de plaisir.
| It was an effort waking up that Sunday morning; Marie had to jog my shoulders and shout my name. As we wanted to get into the water early, we didn′t trouble about breakfast. My head was aching slightly and my first cigarette had a bitter taste. Marie told me I looked like a mourner at a funeral, and I certainly did feel very limp. She was wearing a white dress and had her hair loose. I told her she looked quite ravishing like that, and she laughed happily.
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En descendant, nous avons frappé à la porte de Raymond. Il nous a répondu qu′il descendait. Dans la rue, à cause de ma fatigue et aussi parce que nous n′avions pas ouvert les persiennes, le jour, déjà tout plein de soleil, m′a frappé comme une gifle. Marie sautait de joie et n′arrêtait pas de dire qu′il faisait beau. Je me suis senti mieux et je me suis aperçu que j′avais faim. Je l′ai dit à Marie qui m′a montré son sac en toile cirée où elle avait mis nos deux maillots et une serviette. Je n′avais plus qu′à attendre et nous avons entendu Raymond fermer sa porte. Il avait un pantalon bleu et une chemise blanche à manches courtes. Mais il avait mis un canotier, ce qui a fait rire Marie, et ses avant-bras étaient très blancs sous les poils noirs. J′en étais un peu dégoûté. Il sifflait en descendant et il avait l′air très content. Il m′a dit : « Salut, vieux », et il a appelé Marie « Mademoiselle ».
| On our way out we banged on Raymond′s door, and he shouted that he′d be with us in a jiffy. We went down to the street and, because of my being rather under the weather and our having kept the blind down in my room, the glare of the morning sun hit me in the eyes like a clenched fist. Marie, however, was almost dancing with delight, and kept repeating, "What a heavenly day!" After a few minutes I was feeling better, and noticed that I was hungry. I mentioned this to Marie, but she paid no attention. She was carrying an oilcloth bag in which she had stowed our bathing kit and a towel. Presently we heard Raymond shutting his door. He was wearing blue trousers, a short-sleeved white shirt, and a straw hat. I noticed that his forearms were rather hairy, but the skin was very white beneath. The straw hat made Marie giggle. Personally, I was rather put off by his getup. He seemed in high spirits and was whistling as he came down the stairs. He greeted me with, "Hello, old boy!" and addressed Marie as "Mademoiselle."
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La veille nous étions allés au commissariat et j′avais témoigné que la fille avait « manqué » à Raymond. Il en a été quitte pour un avertissement. On n′a pas contrôlé mon affirmation. Devant la porte, nous en avons parlé avec Raymond, puis nous avons décidé de prendre l′autobus. La plage n′était pas très loin, mais nous irions plus vite ainsi. Raymond pensait que son ami serait content de nous voir arriver tôt. Nous allions partir quand Raymond, tout d′un coup, m′a fait signe de regarder en face. J′ai vu un groupe d′Arabes adossés à la devanture du bureau de tabac. Ils nous regardaient en silence, mais à leur manière, ni plus ni moins que si nous étions des pierres ou des arbres morts. Raymond m′a dit que le deuxième à partir de la gauche était son type, et il a eu l′air préoccupé. Il a ajouté que, pourtant, c′était maintenant une histoire finie. Marie ne comprenait pas très bien et nous a demandé ce qu′il y avait. Je lui ai dit que c′étaient des Arabes qui en voulaient à Raymond. Elle a voulu qu′on parte tout de suite. Raymond s′est redressé et il a ri en disant qu′il fallait se dépêcher.
| On the previous evening we had visited the police station, where I gave evidence for Raymond — about the girl′s having been false to him. So they let him off with a warning. They didn′t check my statement. After some talk on the doorstep we decided to take the bus. The beach was within easy walking distance, but the sooner we got there the better. Just as we were starting for the bus stop, Raymond plucked my sleeve and told me to look across the street. I saw some Arabs lounging against the tobacconist′s window. They were staring at us silently, in the special way these people have — as if we were blocks of stone or dead trees. Raymond whispered that the second Arab from the left was "his man," and I thought he looked rather worried However, he assured me that all that was ancient history. Marie, who hadn′t followed his remarks, asked, "What is it?" I explained that those Arabs across the way had a grudge against Raymond. She insisted on our going at once. Then Raymond laughed, and squared his shoulders. The young lady was quite right, he said. There was no point in hanging about here.
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Nous sommes allés vers l′arrêt d′autobus qui était un peu plus loin et Raymond m′a annoncé que les Arabes ne nous suivaient pas. Je me suis retourné. Ils étaient toujours à la même place et ils regardaient avec la même indifférence l′endroit que nous venions de quitter. Nous avons pris l′autobus. Raymond, qui paraissait tout à fait soulagé, n′arrêtait pas de faire des plaisanteries pour Marie. J′ai senti qu′elle lui plaisait, mais elle ne lui répondait presque pas. De temps en temps, elle le regardait en riant.
| Halfway to the bus stop he glanced back over his shoulder and said the Arabs weren′t following. I, too, looked back. They were exactly as before, gazing in the same vague way at the spot where we had been. When we were in the bus, Raymond, who now seemed quite at ease, kept making jokes to amuse Marie. I could see he was attracted by her, but she had hardly a word for him. Now and again she would catch my eye and smile.
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Nous sommes descendus dans la banlieue d′Alger. La plage n′est pas loin de l′arrêt d′autobus. Mais il a fallu traverser un petit plateau qui domine la mer et qui dévale ensuite vers la plage. Il était couvert de pierres jaunâtres et d′asphodèles tout blancs sur le bleu déjà dur du ciel. Marie s′amusait à en éparpiller les pétales à grands coups de son sac de toile cirée. Nous avons marché entre des files de petites villas à barrières vertes ou blanches, quelques-unes enfouies avec leurs vérandas sous les tamaris, quelques autres nues au milieu des pierres. Avant d′arriver au bord du plateau, on pouvait voir déjà la mer immobile et plus loin un cap somnolent et massif dans l′eau claire. Un léger bruit de moteur est monté dans l′air calme jusqu′à nous. Et nous avons vu, très loin, un petit chalutier qui avançait, imperceptiblement, sur la mer éclatante. Marie a cueilli quelques iris de roche. De la pente qui descendait vers la mer nous avons vu qu′il y avait déjà quelques baigneurs.
| We alighted just outside Algiers. The beach is not far from the bus stop; one has only to cross a patch of highland, a sort of plateau, which overlooks the sea and shelves down steeply to the sands. The ground here was covered with yellowish pebbles and wild lilies that showed snow-white against the blue of the sky, which had already the hard, metallic glint it gets on very hot days. Marie amused herself swishing her bag against the flowers and sending the petals showering in all directions. Then we walked between two rows of little houses with wooden balconies and green or white palings. Some of them were half hidden in clumps of tamarisks; others rose naked from the stony plateau. Before we came to the end of it, the sea was in full view; it lay smooth as a mirror, and in the distance a big headland jutted out over its black reflection. Through the still air came the faint buzz of a motor engine and we saw a fishing boat very far out, gliding almost imperceptibly across the dazzling smoothness. Marie picked some rock irises. Going down the steep path leading to the sea, we saw some bathers already on the sands.
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L′ami de Raymond habitait un petit cabanon de bois à l′extrémité de la plage. La maison était adossée à des rochers et les pilotis qui la soutenaient sur le devant baignaient déjà dans l′eau. Raymond nous a présentés. Son ami s′appelait Masson. C′était un grand type, massif de taille et d′épaules, avec une petite femme ronde et gentille, à l′accent parisien. Il nous a dit tout de suite de nous mettre à l′aise et qu′il y avait une friture de poissons qu′il avait pêchés le matin même. Je lui ai dit combien je trouvais sa maison jolie. Il m′a appris qu′il y venait passer le samedi, le dimanche et tous ses jours de congé. « Avec ma femme, on s′entend bien », a-t-il ajouté. Justement, sa femme riait avec Marie. Pour la première fois peut-être, j′ai pensé vraiment que j′allais me marier.
| Raymond′s friend owned a small wooden bungalow at the near end of the beach. Its back rested against the cliffside, while the front stood on piles, which the water was already lapping. Raymond introduced us to his friend, whose name was Masson. He was tall, broad-shouldered, and thick-set; his wife was a plump, cheerful little woman who spoke with a Paris accent. Masson promptly told us to make ourselves at home. He had gone out fishing, he said, first thing in the morning, and there would be fried fish for lunch. I congratulated him on his little bungalow, and he said he always spent his week ends and holidays here. "With the missus, needless to say," he added. I glanced at her, and noticed that she and Marie seemed to be getting on well together; laughing and chattering away. For the first time, perhaps, I seriously considered the possibility of my marrying her.
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Masson voulait se baigner, mais sa femme et Raymond ne voulaient pas venir. Nous sommes descendus tous les trois et Marie s′est immédiatement jetée dans l′eau. Masson et moi, nous avons attendu un peu. Lui parlait lentement et j′ai remarqué qu′il avait l′habitude de compléter tout ce qu′il avançait par un « et je dirai plus », même quand, au fond, il n′ajoutait rien au sens de sa phrase. À propos de Marie, il m′a dit : « Elle est épatante, et je dirai plus, charmante. » Puis je n′ai plus fait attention à ce tic parce que j′étais occupé à éprouver que le soleil me faisait du bien. Le sable commençait à chauffer sous les pieds. J′ai retardé encore l′envie que j′avais de l′eau, mais j′ai fini par dire à Masson : « On y va ? » J′ai plongé. Lui est entré dans l′eau doucement et s′est jeté quand il a perdu pied. Il nageait à la brasse et assez mal, de sorte que je l′ai laissé pour rejoindre Marie. L′eau était froide et j′étais content de nager. Avec Marie, nous nous sommes éloignés et nous nous sentions d′accord dans nos gestes et dans notre contentement.
| Masson wanted to have a swim at once, but his wife and Raymond were disinclined to move. So only the three of us, Marie, Masson, and myself, went down to the beach. Marie promptly plunged in, but Masson and I waited for a bit. He was rather slow of speech and had, I noticed, a habit of saying "and what′s more" between his phrases — even when the second added nothing really to the first. Talking of Marie, he said: "She′s an awfully pretty girl, and what′s more, charming." But I soon ceased paying attention to this trick of his; I was basking in the sunlight, which, I noticed, was making me feel much better. The sand was beginning to stoke up underfoot and, though I was eager for a dip, I postponed it for a minute or two more. At last I said to Masson: "Shall we go in now?" and plunged. Masson walked in gingerly and only began to swim when he was out of his depth. He swam hand over hand and made slow headway, so I left him behind and caught up with Marie. The water was cold and I felt all the better for it. We swam a long way out, Marie and I, side by side, and it was pleasant feeling how our movements matched, hers and mine, and how we were both in the same mood, enjoying every moment.
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Au large, nous avons fait la planche et sur mon visage tourné vers le ciel le soleil écartait les derniers voiles d′eau qui me coulaient dans la bouche. Nous avons vu que Masson regagnait la plage pour s′étendre au soleil. De loin, il paraissait énorme. Marie a voulu que nous nagions ensemble. Je me suis mis derrière elle pour la prendre par la taille et elle avançait à la force des bras pendant que je l′aidais en battant des pieds. Le petit bruit de l′eau battue nous a suivis dans le matin jusqu′à ce que je me sente fatigué. Alors j′ai laissé Marie et je suis rentré en nageant régulièrement et en respirant bien. Sur la plage, je me suis étendu à plat ventre près de Masson et j′ai mis ma figure dans le sable. Je lui ai dit que « c′était bon » et il était de cet avis. Peu après, Marie est venue. Je me suis retourné pour la regarder avancer. Elle était toute visqueuse d′eau salée et elle tenait ses cheveux en arrière. Elle s′est allongée flanc à flanc avec moi et les deux chaleurs de son corps et du soleil m′ont un peu endormi.
| Once we were out in the open, we lay on our backs and, as I gazed up at the sky, I could feel the sun drawing up the film of salt water on my lips and cheeks. We saw Masson swim back to the beach and slump down on the sand under the sun. In the distance he looked enormous, like a stranded whale. Then Marie proposed that we should swim tandem. She went ahead and I put my arms round her waist, from behind, and while she drew me forward with her arm strokes, I kicked out behind to help us on. That sound of little splashes had been in my ears for so long that I began to feel I′d had enough of it. So I let go of Marie and swam back at an easy pace, taking long, deep breaths. When I made the beach I stretched myself belly downward beside Masson, resting my face on the sand. I told him "it was fine" here, and he agreed. Presently Marie came back. I raised my head to watch her approach. She was glistening with brine and holding her hair back. Then she lay down beside me, and what with the combined warmth of our bodies and the sun, I felt myself dropping off to sleep.
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Marie m′a secoué et m′a dit que Masson était remonté chez lui, il fallait déjeuner. Je me suis levé tout de suite parce que j′avais faim, mais Marie m′a dit que je ne l′avais pas embrassée depuis ce matin. C′était vrai et pourtant j′en avais envie. « Viens dans l′eau », m′a-t-elle dit. Nous avons couru pour nous étaler dans les premières petites vagues. Nous avons fait quelques brasses et elle s′est collée contre moi. J′ai senti ses jambes autour des miennes et je l′ai désirée.
| After a while Marie tugged my arm. and said Masson had gone to his place; it must be nearly lunchtime. I rose at once, as I was feeling hungry, but Marie told me I hadn′t kissed her once since the early morning. That was so — though I′d wanted to, several times. "Let′s go into the water again," she said, and we ran into the sea and lay flat amongst the ripples for a moment. Then we swam a few strokes, and when we were almost out of our depth she flung her arms round me and hugged me. I felt her legs twining round mine, and my senses tingled.
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Quand nous sommes revenus, Masson nous appelait déjà. J′ai dit que j′avais très faim et il a déclaré tout de suite à sa femme que je lui plaisais. Le pain était bon, j′ai dévoré ma part de poisson. Il y avait ensuite de la viande et des pommes de terre frites. Nous mangions tous sans parler. Masson buvait souvent du vin et il me servait sans arrêt. Au café, j′avais la tête un peu lourde et j′ai fumé beaucoup. Masson, Raymond et moi, nous avons envisagé de passer ensemble le mois d′août à la plage, à frais communs. Marie nous a dit tout d′un coup : « Vous savez quelle heure il est ? Il est onze heures et demie. » Nous étions tous étonnés, mais Masson a dit qu′on avait mangé très tôt, et que c′était naturel parce que l′heure du déjeuner, c′était l′heure où l′on avait faim. Je ne sais pas pourquoi cela a fait rire Marie. Je crois qu′elle avait un peu trop bu. Masson m′a demandé alors si je voulais me promener sur la plage avec lui. « Ma femme fait toujours la sieste après le déjeuner. Moi, je n′aime pas ça. Il faut que je marche. Je lui dis toujours que c′est meilleur pour la santé. Mais après tout, c′est son droit. » Marie a déclaré qu′elle resterait pour aider Mme Masson à faire la vaisselle. La petite Parisienne a dit que pour cela, il fallait mettre les hommes dehors. Nous sommes descendus tous les trois.
| When we got back, Masson was on the steps of his bungalow, shouting to us to come. I told him I was ravenously hungry, and he promptly turned to his wife and said he′d taken quite a fancy to me. The bread was excellent, and I had my full share of the fish. Then came some steak and potato chips. None of us spoke while eating. Masson drank a lot of wine and kept refilling my glass the moment it was empty. By the time coffee was handed round I was feeling slightly muzzy, and I started smoking one cigarette after another. Masson, Raymond, and I discussed a plan of spending the whole of August on the beach together, sharing expenses. Suddenly Marie exclaimed: "I say! Do you know the time? It′s only half-past eleven!" We were all surprised at that, and Masson remarked that we′d had a very early lunch, but really lunch was a movable feast, you had it when you felt like it. This set Marie laughing, I don′t know why. I suspect she′d drunk a bit too much. Then Masson asked if I′d like to come with him for a stroll on the beach. "My wife always has a nap after lunch," he said. "Personally I find it doesn′t agree with me; what I need is a short walk. I′m always telling her it′s much better for the health. But, of course, she′s entitled to her own opinion." Marie proposed to stay and help with the washing up. Mme Masson smiled and said that, in that case, the first thing was to get the men out of the way. So we went out together, the three of us.
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Le soleil tombait presque d′aplomb sur le sable et son éclat sur la mer était insoutenable. Il n′y avait plus personne sur la plage. Dans les cabanons qui bordaient le plateau et qui surplombaient la mer, on entendait des bruits d′assiettes et de couverts. On respirait à peine dans la chaleur de pierre qui montait du sol. Pour commencer, Raymond et Masson ont parlé de choses et de gens que je ne connaissais pas. J′ai compris qu′il y avait longtemps qu′ils se connaissaient et qu′ils avaient même vécu ensemble à un moment. Nous nous sommes dirigés vers l′eau et nous avons longé la mer. Quelquefois, une petite vague plus longue que l′autre venait mouiller nos souliers de toile. Je ne pensais à rien parce que j′étais à moitié endormi par ce soleil sur ma tête nue.
| The light was almost vertical and the glare from the water seared one′s eyes. The beach was quite deserted now. One could hear a faint tinkle of knives and forks and crockery in the shacks and bungalows lining the foreshore. Heat was welling up from the rocks, and one could hardly breathe. At first Raymond and Masson talked of things and people I didn′t know. I gathered that they′d been acquainted for some time and had even lived together for a while. We went down to the water′s edge and walked along it; now and then a longer wave wet our canvas shoes. I wasn′t thinking of anything, as all that sunlight beating down on my bare head made me feel half asleep.
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À ce moment, Raymond a dit à Masson quelque chose que j′ai mal entendu. Mais j′ai aperçu en même temps, tout au bout de la plage et très loin de nous, deux Arabes en bleu de chauffe qui venaient dans notre direction. J′ai regardé Raymond et il m′a dit : « C′est lui. » Nous avons continué à marcher. Masson a demandé comment ils avaient pu nous suivre jusque-là. J′ai pensé qu′ils avaient dû nous voir prendre l′autobus avec un sac de plage, mais je n′ai rien dit.
| Just then Raymond said something to Masson that I didn′t quite catch. But at the same moment I noticed two Arabs in blue dungarees a long way down the beach, coming in our direction. I gave Raymond a look and he nodded, saying, "That′s him." We walked steadily on. Masson wondered how they′d managed to track us here. My impression was that they had seen us taking the bus and noticed Marie′s oilcloth bathing bag; but I didn′t say anything.
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Les Arabes avançaient lentement et ils étaient déjà beaucoup plus rapprochés. Nous n′avons pas changé notre allure, mais Raymond a dit : « S′il y a de la bagarre, toi, Masson, tu prendras le deuxième. Moi, je me charge de mon type. Toi, Meursault, s′il en arrive un autre, il est pour toi. » J′ai dit : « Oui » et Masson a mis ses mains dans les poches. Le sable surchauffé me semblait rouge maintenant. Nous avancions d′un pas égal vers les Arabes. La distance entre nous a diminué régulièrement. Quand nous avons été à quelques pas les uns des autres, les Arabes se sont arrêtés. Masson et moi nous avons ralenti notre pas. Raymond est allé tout droit vers son type. J′ai mal entendu ce qu′à lui a dit, mais l′autre a fait mine de lui donner un coup de tête. Raymond a frappé alors une première fois et il a tout de suite appelé Masson. Masson est allé à celui qu′on lui avait désigné et il a frappé deux fois avec tout son poids. L′Arabe s′est aplati dans l′eau, la face contre le fond, et il est resté quelques secondes ainsi, des bulles crevant à la surface, autour de sa tête. Pendant ce temps Raymond aussi a frappé et l′autre avait la figure en sang. Raymond s′est retourné vers moi et a dit : « Tu vas voir ce qu′il va prendre. » Je lui ai crié : « Attention, il a un couteau ! » Mais déjà Raymond avait le bras ouvert et la bouche tailladée.
| Though the Arabs walked quite slowly, they were much nearer already. We didn′t change our pace, but Raymond said: "Listen! If there′s a roughhouse, you, Masson, take on the second one. I′ll tackle the fellow who′s after me. And you, Meursault, stand by to help if another one comes up, and lay him out." I said, "Right," and Masson put his hands in his pockets. The sand was as hot as fire, and I could have sworn it was glowing red. The distance between us and the Arabs was steadily decreasing. When we were only a few steps away the Arabs halted. Masson and I slowed down, while Raymond went straight up to his man. I couldn′t hear what he said, but I saw the native lowering his head, as if to butt him in the chest. Raymond lashed out promptly and shouted to Masson to come. Masson went up to the man he had been marking and struck him twice with all his might. The fellow fell flat into the water and stayed there some seconds with bubbles coming up to the surface round his head. Meanwhile Raymond had been slogging the other man, whose face was streaming with blood. He glanced at me over his shoulder and shouted: "Just you watch! I ain′t finished with him yet!" "Look out!" I cried. "He′s got a knife." I spoke too late. The man had gashed Raymond′s arm and his mouth as well.
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Masson a fait un bond en avant. Mais l′autre Arabe s′était relevé et il s′est placé derrière celui qui était armé. Nous n′avons pas osé bouger. Ils ont reculé lentement, sans cesser de nous regarder et de nous tenir en respect avec le couteau. Quand ils ont vu qu′ils avaient assez de champ, ils se sont enfuis très vite, pendant que nous restions cloués sous le soleil et que Raymond tenait serré son bras dégouttant de sang.
| Masson sprang forward. The other Arab got up from the water and placed himself behind the fellow with the knife. We didn′t dare to move. The two natives backed away slowly, keeping us at bay with the knife and never taking their eyes off us. When they were at a safe distance they swung round and took to their heels. We stood stock-still, with the sunlight beating down on us. Blood was dripping from Raymond′s wounded arm, which he was squeezing hard above the elbow.
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Masson a dit immédiatement qu′il y avait un docteur qui passait ses dimanches sur le plateau. Raymond a voulu y aller tout de suite. Mais chaque fois qu′il parlait, le sang de sa blessure faisait des bulles dans sa bouche. Nous l′avons soutenu et nous sommes revenus au cabanon aussi vite que possible. Là, Raymond a dit que ses blessures étaient superficielles et qu′il pouvait aller chez le docteur. Il est parti avec Masson et je suis resté pour expliquer aux femmes ce qui était arrivé. Mme Masson pleurait et Marie était très pâle. Moi, cela m′ennuyait de leur expliquer. J′ai fini par me taire et j′ai fumé en regardant la mer.
| Masson remarked that there was a doctor who always spent his Sundays here, and Raymond said: "Good. Let′s go to him at once." He could hardly get the words out, as the blood from his other wound made bubbles in his mouth. We each gave him an arm and helped him back to the bungalow. Once we were there he told us the wounds weren′t so very deep and he could walk to where the doctor was. Marie had gone quite pale, and Mme Masson was in tears. Masson and Raymond went off to the doctor′s while I was left behind at the bungalow to explain matters to the women. I didn′t much relish the task and soon dried up and started smoking, staring at the sea.
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Vers une heure et demie, Raymond est revenu avec Masson. Il avait le bras bandé et du sparadrap au coin de la bouche. Le docteur lui avait dit que ce n′était rien, mais Raymond avait l′air très sombre. Masson a essayé de le faire rire. Mais il ne parlait toujours pas. Quand il a dit qu′il descendait sur la plage, je lui ai demandé où il allait. Il m′a répondu qu′il voulait prendre l′air. Masson et moi avons dit que nous allions l′accompagner. Alors, il s′est mis en colère et nous a insultés. Masson a déclaré qu′il ne fallait pas le contrarier. Moi, je l′ai suivi quand même.
| Raymond came back at about half-past one, accompanied by Masson. He had his arm bandaged and a strip of sticking plaster on the corner of his mouth. The doctor had assured him it was nothing serious, but he was looking very glum. Masson tried to make him laugh, but without success. Presently Raymond said he was going for a stroll on the beach. I asked him where he proposed to go, and he mumbled something about "wanting to take the air." We — Masson and I — then said we′d go with him, but he flew into a rage and told us to mind our own business. Masson said we mustn′t insist, seeing the state he was in. However, when he went out, I followed him.
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Nous avons marché longtemps sur la plage. Le soleil était maintenant écrasant. Il se brisait en morceaux sur le sable et sur la mer. J′ai eu l′impression que Raymond savait où il allait, mais c′était sans doute faux. Tout au bout de la plage, nous sommes arrivés enfin à une petite source qui coulait dans le sable, derrière un gros rocher. Là, nous avons trouvé nos deux Arabes. Ils étaient couchés, dans leurs bleus de chauffe graisseux. Ils avaient l′air tout à fait calmes et presque contents. Notre venue n′a rien changé. Celui qui avait frappé Raymond le regardait sans rien dire. L′autre soufflait dans un petit roseau et répétait sans cesse, en nous regardant du coin de l′œil, les trois notes qu′il obtenait de son instrument.
| It was like a furnace outside, with the sunlight splintering into flakes of fire on the sand and sea. We walked for quite a while, and I had an idea that Raymond had a definite idea where he was going; but probably I was mistaken about this. At the end of the beach we came to a small stream that had cut a channel in the sand, after coming out from behind a biggish rock. There we found our two Arabs again, lying on the sand in their blue dungarees. They looked harmless enough, as if they didn′t bear any malice, and neither made any move when we approached. The man who had slashed Raymond stared at him without speaking. The other man was blowing down a little reed and extracting from it three notes of the scale, which he played over and over again, while he watched us from the corner of an eye.
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Pendant tout ce temps, il n′y a plus eu que le soleil et ce silence, avec le petit bruit de la source et les trois notes. Puis Raymond a porté la main à sa poche revolver, mais l′autre n′a pas bougé et ils se regardaient toujours. J′ai remarqué que celui qui jouait de la flûte avait les doigts des pieds très écartés. Mais sans quitter des yeux son adversaire, Raymond m′a demandé : « Je le descends ? » J′ai pensé que si je disais non il s′exciterait tout seul et tirerait certainement. Je lui ai seulement dit : « Il ne t′a pas encore parlé.
Ça ferait vilain de tirer comme ça. » On a encore entendu le petit bruit d′eau et de flûte au cœur du silence et de la chaleur. Puis Raymond a dit : « Alors, je vais l′insulter et quand il répondra, je le descendrai. » J′ai répondu : « C′est ça. Mais s′il ne sort pas son couteau, tu ne peux pas tirer. » Raymond a commencé à s′exciter un peu. L′autre jouait toujours et tous deux observaient chaque geste de Raymond. « Non, aI - je dit à Raymond. Prends-le d′homme à homme et donne-moi ton revolver. Si l′autre intervient, ou s′il tire son couteau, je le descendrai. »
| For a while nobody moved; it was all sunlight and silence except for the tinkle of the stream and those three little lonely sounds. Then Raymond put his hand to his revolver pocket, but the Arabs still didn′t move. I noticed the man playing on the reed had his big toes splayed out almost at right angles to his feet. Still keeping his eyes on his man, Raymond said to me: "Shall I plug him one?" I thought quickly. If I told him not to, considering the mood he was in, he might very well fly into a temper and use his gun. So I said the first thing that came into my head. "He hasn′t spoken to you yet. It would be a lowdown trick to shoot him like that, in cold blood." Again, for some moments one heard nothing but the tinkle of the stream and the flute notes weaving through the hot, still air. "Well," Raymond said at last, "if that′s how you feel, I′d better say something insulting, and if he answers back I′ll loose off." "Right," I said. "Only, if he doesn′t get out his knife you′ve no business to fire." Raymond was beginning to fidget. The Arab with the reed went on playing, and both of them watched all our movements. "Listen," I said to Raymond. "You take on the fellow on the right, and give me your revolver. If the other one starts making trouble or gets out his knife, I′ll shoot."
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Quand Raymond m′a donné son revolver, le soleil a glissé dessus. Pourtant, nous sommes restés encore immobiles comme si tout s′était refermé autour de nous. Nous nous regardions sans baisser les yeux et tout s′arrêtait ici entre la mer, le sable et le soleil, le double silence de la flûte et de l′eau. J′ai pensé à ce moment qu′on pouvait tirer ou ne pas tirer. Mais brusquement, les Arabes, à reculons, se sont coulés derrière le rocher. Raymond et moi sommes alors revenus sur nos pas. Lui paraissait mieux et il a parlé de l′autobus du retour.
| The sun glinted on Raymond′s revolver as he handed it to me. But nobody made a move yet; it was just as if everything had closed in on us so that we couldn′t stir. We could only watch each other, never lowering our eyes; the whole world seemed to have come to a standstill on this little strip of sand between the sunlight and the sea, the twofold silence of the reed and stream. And just then it crossed my mind that one might fire, or not fire — and it would come to absolutely the same thing. Then, all of a sudden, the Arabs vanished; they′d slipped like lizards under cover of the rock. So Raymond and I turned and walked back. He seemed happier, and began talking about the bus to catch for our return
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Je l′ai accompagné jusqu′au cabanon et, pendant qu′il gravissait l′escalier de bois, je suis resté devant la première marche, la tête retentissante de soleil, découragé devant l′effort qu′il fallait faire pour monter l′étage de bois et aborder encore les femmes. Mais la chaleur était telle qu′il m′était pénible aussi de rester immobile sous la pluie aveuglante qui tombait du ciel. Rester ici ou partir, cela revenait au même. Au bout d′un moment, je suis retourné vers la plage et je me suis mis à marcher.
| When we reached the bungalow Raymond promptly went up the wooden steps, but I halted on the bottom one. The light seemed thudding in my head and I couldn′t face the effort needed to go up the steps and make myself amiable to the women. But the heat was so great that it was just as bad staying where I was, under that flood of blinding light falling from the sky. To stay, or to make a move — it came to much the same. After a moment I returned to the beach, and started walking.
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C′était le même éclatement rouge. Sur le sable, la mer haletait de toute la respiration rapide et étouffée de ses petites vagues. Je marchais lentement vers les rochers et je sentais mon front se gonfler sous le soleil. Toute cette chaleur s′appuyait sur moi et s′opposait à mon avance. Et chaque fois que je sentais son grand souffle chaud sur mon visage, je serrais les dents, je fermais les poings dans les poches de mon pantalon, je me tendais tout entier pour triompher du soleil et de cette ivresse opaque qu′il me déversait. À chaque épée de lumière jaillie du sable, d′un coquillage blanchi ou d′un débris de verre, mes mâchoires se crispaient. J′ai marché longtemps.
| There was the same red glare as far as eye could reach, and small waves were lapping the hot sand in little, flurried gasps. As I slowly walked toward the boulders at the end of the beach I could feel my temples swelling under the impact of the light. It pressed itself on me, trying to check my progress. And each time I felt a hot blast strike my forehead, I gritted my teeth, I clenched my fists in my trouser pockets and keyed up every nerve to fend off the sun and the dark befuddlement it was pouring into me. Whenever a blade of vivid light shot upward from a bit of shell or broken glass lying on the sand, my jaws set hard. I wasn′t going to be beaten, and I walked steadily on.
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Je voyais de loin la petite masse sombre du rocher entourée d′un halo aveuglant par la lumière et la poussière de mer. Je pensais à la source fraîche derrière le rocher. J′avais envie de retrouver le murmure de son eau, envie de fuir le soleil, l′effort et les pleurs de femme, envie enfin de retrouver l′ombre et son repos. Mais quand j′ai été plus près, j′ai vu que le type de Raymond était revenu.
| The small black hump of rock came into view far down the beach. It was rimmed by a dazzling sheen of light and feathery spray, but I was thinking of the cold, clear stream behind it, and longing to hear again the tinkle of running water. Anything to be rid of the glare, the sight of women in tears, the strain and effort — and to retrieve the pool of shadow by the rock and its cool silence!
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Il était seul. Il reposait sur le dos, les mains sous la nuque, le front dans les ombres du rocher, tout le corps au soleil. Son bleu de chauffe fumait dans la chaleur. J′ai été un peu surpris. Pour moi, c′était une histoire finie et j′étais venu là sans y penser.
| But when I came nearer I saw that Raymond′s Arab had returned. He was by himself this time, lying on his back, his hands behind his head, his face shaded by the rock while the sun beat on the rest of his body. One could see his dungarees steaming in the heat. I was rather taken aback; my impression had been that the incident was closed, and I hadn′t given a thought to it on my way here.
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Dès qu′il m′a vu, il s′est soulevé un peu et a mis la main dans sa poche. Moi, naturellement, j′ai serré le revolver de Raymond dans mon veston. Alors de nouveau, il s′est laissé aller en arrière, mais sans retirer la main de sa poche. J′étais assez loin de lui, à une dizaine de mètres. Je devinais son regard par instants, entre ses paupières mI - closes. Mais le plus souvent, son image dansait devant mes yeux, dans l′air enflammé. Le bruit des vagues était encore plus paresseux, plus étalé qu′à midi. C′était le même soleil, la même lumière sur le même sable qui se prolongeait ici. Il y avait déjà deux heures que la journée n′avançait plus, deux heures qu′elle avait jeté l′ancre dans un océan de métal bouillant. À l′horizon, un petit vapeur est passé et j′en ai deviné la tache noire au bord de mon regard, parce que je n′avais pas cessé de regarder l′Arabe.
| On seeing me, the Arab raised himself a little, and his hand went to his pocket. Naturally, I gripped Raymond′s revolver in the pocket of my coat. Then the Arab let himself sink back again, but without taking his hand from his pocket. I was some distance off, at least ten yards, and most of the time I saw him as a blurred dark form wobbling in the heat haze. Sometimes, however, I had glimpses of his eyes glowing between the half-closed lids. The sound of the waves was even lazier, feebler, than at noon. But the light hadn′t changed; it was pounding as fiercely as ever on the long stretch of sand that ended at the rock. For two hours the sun seemed to have made no progress; becalmed in a sea of molten steel. Far out on the horizon a steamer was passing; I could just make out from the corner of an eye the small black moving patch, while I kept my gaze fixed on the Arab.
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J′ai pensé que je n′avais qu′un demI - tour à faire et ce serait fini. Mais toute une plage vibrante de soleil se pressait derrière moi. J′ai fait quelques pas vers la source. L′Arabe n′a pas bougé. Malgré tout, il était encore assez loin. Peut-être à cause des ombres sur son visage, il avait l′air de rire. J′ai attendu. La brûlure du soleil gagnait mes joues et j′ai senti des gouttes de sueur s′amasser dans mes sourcils. C′était le même soleil que le jour où j′avais enterré maman et, comme alors, le front surtout me faisait mal et toutes ses veines battaient ensemble sous la peau. À cause de cette brûlure que je ne pouvais plus supporter, j′ai fait un mouvement en avant. Je savais que c′était stupide, que je ne me débarrasserais pas du soleil en me déplaçant d′un pas. Mais j′ai fait un pas, un seul pas en avant. Et cette fois, sans se soulever, l′Arabe a tiré son couteau qu′il m′a présenté dans le soleil. La lumière a giclé sur l′acier et c′était comme une longue lame étincelante qui m′atteignait au front. Au même instant, la sueur amassée dans mes sourcils a coulé d′un coup sur les paupières et les a recouvertes d′un voile tiède et épais. Mes yeux étaient aveuglés derrière ce rideau de larmes et de sel. Je ne sentais plus que les cymbales du soleil sur mon front et, indistinctement, la glaive éclatant jailli du couteau toujours en face de moi. Cette épée brûlante rongeait mes cils et fouillait mes yeux douloureux. C′est alors que tout a vacillé. La mer a charrié un souffle épais et ardent. Il m′a semblé que le ciel s′ouvrait sur toute son étendue pour laisser pleuvoir du feu. Tout mon être s′est tendu et j′ai crispé ma main sur le revolver. La gâchette a cédé, j′ai touché le ventre poli de la crosse et c′est là, dans le bruit à la fois sec et assourdissant, que tout a commencé. J′ai secoué la sueur et le soleil. J′ai compris que j′avais détruit l′équilibre du jour, le silence exceptionnel d′une plage où j′avais été heureux. Alors, j′ai tiré encore quatre fois sur un corps inerte où les balles s′enfonçaient sans qu′il y parût. Et c′était comme quatre coups brefs que je frappais sur la porte du malheur.
| It struck me that all I had to do was to turn, walk away, and think no more about it. But the whole beach, pulsing with heat, was pressing on my back. I took some steps toward the stream. The Arab didn′t move. After all, there was still some distance between us. Perhaps because of the shadow on his face, he seemed to be grinning at me. I waited. The heat was beginning to scorch my cheeks; beads of sweat were gathering in my eyebrows. It was just the same sort of heat as at my mother′s funeral, and I had the same disagreeable sensations — especially in my forehead, where all the veins seemed to be bursting through the skin. I couldn′t stand it any longer, and took another step forward. I knew it was a fool thing to do; I wouldn′t get out of the sun by moving on a yard or so. But I took that step, just one step, forward. And then the Arab drew his knife and held it up toward me, athwart the sunlight. A shaft of light shot upward from the steel, and I felt as if a long, thin blade transfixed my forehead. At the same moment all the sweat that had accumulated in my eyebrows splashed down on my eyelids, covering them with a warm film of moisture. Beneath a veil of brine and tears my eyes were blinded; I was conscious only of the cymbals of the sun clashing on my skull, and, less distinctly, of the keen blade of light flashing up from the knife, scarring my eyelashes, and gouging into my eyeballs. Then everything began to reel before my eyes, a fiery gust came from the sea, while the sky cracked in two, from end to end, and a great sheet of flame poured down through the rift. Every nerve in my body was a steel spring, and my grip closed on the revolver. The trigger gave, and the smooth underbelly of the butt jogged my palm. And so, with that crisp, whipcrack sound, it all began. I shook off my sweat and the clinging veil of light. I knew I′d shattered the balance of the day, the spacious calm of this beach on which I had been happy. But I fired four shots more into the inert body, on which they left no visible trace. And each successive shot was another loud, fateful rap on the door of my undoing.
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II - I
| II - I
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Tout de suite après mon arrestation, j′ai été interrogé plusieurs fois. Mais il s′agissait d′interrogatoires d′identité qui n′ont pas duré longtemps. La première fois au commissariat, mon affaire semblait n′intéresser personne. Huit jours après, le juge d′instruction, au contraire, m′a regardé avec curiosité. Mais pour commencer, il m′a seulement demandé mon nom et mon adresse, ma profession, la date et le lieu de ma naissance. Puis il a voulu savoir si j′avais choisi un avocat. J′ai reconnu que non et je l′ai questionné pour savoir s′il était absolument nécessaire d′en avoir un. « Pourquoi ? » a-t-il dit. J′ai répondu que je trouvais mon affaire très simple. Il a souri en disant : « C′est un avis. Pourtant, la loi est là. Si vous ne choisissez pas d′avocat, nous en désignerons un d′office. »J′ai trouvé qu′il était très commode que la justice se chargeât de ces détails. Je le lui ai dit. Il m′a approuvé et a conclu que la loi était bien faite.
| I was questioned several times immediately after my arrest. But they were all formal examinations, as to my identity and so forth. At the first of these, which took place at the police station, nobody seemed to have much interest in the case. However, when I was brought before the examining magistrate a week later, I noticed that he eyed me with distinct curiosity. Like the others, he began by asking my name, address, and occupation, the date and place of my birth. Then he inquired if I had chosen a lawyer to defend me. I answered, "No," I hadn′t thought about it, and asked him if it was really necessary for me to have one. "Why do you ask that?" he said. I replied that I regarded my case as very simple. He smiled. "Well, it may seem so to you. But we′ve got to abide by the law, and, if you don′t engage a lawyer, the court will have to appoint one for you." It struck me as an excellent arrangement that the authorities should see to details of this kind, and I told him so. He nodded, and agreed that the Code was all that could be desired.
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Au début, je ne l′ai pas pris au sérieux. Il m′a reçu dans une pièce tendue de rideaux, il avait sur son bureau une seule lampe qui éclairait le fauteuil où il m′a fait asseoir pendant que luI - même restait dans l′ombre. J′avais déjà lu une description semblable dans des livres et tout cela m′a paru un jeu. Après notre conversation, au contraire, je l′ai regardé et j′ai vu un homme aux traits fins, aux yeux bleus enfoncés, grand, avec une longue moustache grise et d′abondants cheveux presque blancs. Il m′a paru très raisonnable et, somme toute, sympathique, malgré quelques tics nerveux qui lui tiraient la bouche. En sortant, j′allais même lui tendre la main, mais je me suis souvenu à temps que j′avais tué un homme.
| At first I didn′t take him quite seriously. The room in which he interviewed me was much like an ordinary sitting room, with curtained windows, and a single lamp standing on the desk. Its light fell on the armchair in which he′d had me sit, while his own face stayed in shadow. I had read descriptions of such scenes in books, and at first it all seemed like a game. After our conversation, however, I had a good look at him. He was a tall man with clean-cut features, deep-set blue eyes, a big gray mustache, and abundant, almost snow-white hair, and he gave me the impression of being highly intelligent and, on the whole, likable enough. There was only one thing that put one off: his mouth had now and then a rather ugly twist; but it seemed to be only a sort of nervous tic. When leaving, I very nearly held out my hand and said, "Good-by"; just in time I remembered that I′d killed a man.
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Le lendemain, un avocat est venu me voir à la prison. Il était petit et rond, assez jeune, les cheveux soigneusement collés. Malgré la chaleur (j′étais en manches de chemise), il avait un costume sombre, un col cassé et une cravate bizarre à grosses raies noires et blanches. Il a posé sur mon lit la serviette qu′il portait sous le bras, s′est présenté et m′a dit qu′il avait étudié mon dossier. Mon affaire était délicate, mais il ne doutait pas du succès, si je lui faisais confiance. Je l′ai remercié et il m′a dit : « Entrons dans le vif du sujet. »
| Next day a lawyer came to my cell; a small, plump, youngish man with sleek black hair. In spite of the heat — I was in my shirt sleeves — he was wearing a dark suit, stiff collar, and a rather showy tie, with broad black and white stripes. After depositing his brief case on my bed, he introduced himself, and added that he′d perused the record of my case with the utmost care. His opinion was that it would need cautious handling, but there was every prospect of my getting off, provided I followed his advice. I thanked him, and he said: "Good. Now let′s get down to it."
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Il s′est assis sur le lit et m′a expliqué qu′on avait pris des renseignements sur ma vie privée. On avait su que ma mère était morte récemment à l′asile. On avait alors fait une enquête à Marengo. Les instructeurs avaient appris que « j′avais fait preuve d′insensibilité » le jour de l′enterrement de maman. « Vous comprenez, m′a dit mon avocat, cela me gêne un peu de vous demander cela. Mais c′est très important. Et ce sera un gros argument pour l′accusation, si je ne trouve rien à répondre. » Il voulait que je l′aide. il m′a demandé si j′avais eu de la peine ce jour-là. Cette question m′a beaucoup étonné et il me semblait que j′aurais été très gêne si j′avais eu à la poser. J′ai répondu cependant que j′avais un peu perdu l′habitude de m′interroger et qu′il m′était difficile de le renseigner. Sans doute, j′aimais bien maman, mais cela ne voulait rien dire. Tous les êtres sains avaient plus ou moins souhaité la mort de ceux qu′ils aimaient. Ici, l′avocat m′a coupé et a paru très agité. Il m′a fait promettre de ne pas dire cela à l′audience, ni chez le magistrat instructeur. Cependant, je lui ai expliqué que j′avais une nature telle que mes besoins physiques dérangeaient souvent mes sentiments. Le jour où j′avais enterré maman, j′étais très fatigué et j′avais sommeil. De sorte que je ne me suis pas rendu compte de ce qui se passait. Ce que je pouvais dire à coup sur, c′est que j′aurais préféré que maman ne mourût pas. Mais mon avocat n′avait pas l′air content. Il m′a dit : « Ceci n′est pas assez. »
| Sitting on the bed, he said that they′d been making investigations into my private life. They had learned that my mother died recently in a home. Inquiries had been conducted at Marengo and the police informed that I′d shown "great callousness" at my mother′s funeral. "You must understand," the lawyer said, "that I don′t relish having to question you about such a matter. But it has much importance, and, unless I find some way of answering the charge of ′callousness,′ I shall be handicapped in conducting your defense. And that is where you, and only you, can help me." He went on to ask if I had felt grief on that "sad occasion." The question struck me as an odd one; I′d have been much embarrassed if I′d had to ask anyone a thing like that. I answered that, of recent years, I′d rather lost the habit of noting my feelings, and hardly knew what to answer. I could truthfully say I′d been quite fond of Mother — but really that didn′t mean much. All normal people, I added as on afterthought, had more or less desired the death of those they loved, at some time or another. Here the lawyer interrupted me, looking greatly perturbed. "You must promise me not to say anything of that sort at the trial, or to the examining magistrate." I promised, to satisfy him, but I explained that my physical condition at any given moment often influenced my feelings. For instance, on the day I attended Mother′s funeral, I was fagged out and only half awake. So, really, I hardly took stock of what was happening. Anyhow, I could assure him of one thing: that I′d rather Mother hadn′t died. The lawyer, however, looked displeased. "That′s not enough," he said curtly.
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Il a réfléchi. Il m′a demandé s′il pouvait dire que ce jour-là j′avais dominé mes sentiments naturels. Je lui ai dit : « Non, parce que c′est faux. » Il m′a regardé d′une façon bizarre, comme si je lui inspirais un peu de dégoût. Il m′a dit presque méchamment que dans tous les cas le directeur et le personnel de l′asile seraient entendus comme témoins et que « cela pouvait me jouer un très sale tour ». Je lui ai fait remarquer que cette histoire n′avait pas de rapport avec mon affaire, mais il m′a répondu seulement qu′il était visible que je n′avais jamais eu de rapports avec la justice.
| After considering for a bit he asked me if he could say that on that day I had kept my feelings under control. "No," I said. "That wouldn′t be true." He gave me a queer look, as if I slightly revolted him; then informed me, in an almost hostile tone, that in any case the head of the Home and some of the staff would be cited as witnesses. "And that might do you a very nasty turn," he concluded. When I suggested that Mother′s death had no connection with the charge against me, he merely replied that this remark showed I′d never had any dealings with the law.
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Il est parti avec un air fâché. J′aurais voulu le retenir, lui expliquer que je désirais sa sympathie, non pour être mieux défendu, mais, si je puis dire, naturellement. Surtout, je voyais que je le mettais mal à l′aise. Il ne me comprenait pas et il m′en voulait un peu. J′avais le désir de lui affirmer que j′étais comme tout le monde, absolument comme tout le monde. Mais tout cela, au fond, n′avait pas grande utilité et j′y ai renoncé par paresse.
| Soon after this he left, looking quite vexed. I wished he had stayed longer and I could have explained that I desired his sympathy, not for him to make a better job of my defense, but, if I might put it so, spontaneously. I could see that I got on his nerves; he couldn′t make me out, and, naturally enough, this irritated him. Once or twice I had a mind to assure him that I was just like everybody else; quite an ordinary person. But really that would have served no great purpose, and I let it go — out of laziness as much as anything else.
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Peu de temps après, j′étais conduit de nouveau devant le juge d′instruction. Il était deux heures de l′après-midi et cette fois, son bureau était plein d′une lumière à peine tamisée par un rideau de voile. Il faisait très chaud. Il m′a fait asseoir et avec beaucoup de courtoisie m′a déclaré que mon avocat, « par suite d′un contretemps », n′avait pu venir. Mais j′avais le droit de ne pas répondre à ses questions et d′attendre que mon avocat pût m′assister. J′ai dit que je pouvais répondre seul. Il a touché du doigt un bouton sur la table. Un jeune greffier est venu s′installer presque dans mon dos.
| Later in the day I was taken again to the examining magistrate′s office. It was two in the afternoon and, this time, the room was flooded with light — there was only a thin curtain on the window — and extremely hot. After inviting me to sit down, the magistrate informed me in a very polite tone that, "owing to unforeseen circumstances," my lawyer was unable to be present. I should be quite entitled, he added, to reserve my answers to his questions until my lawyer could attend. To this I replied that I could answer for myself. He pressed a bell push on his desk and a young clerk came in and seated himself just behind me.
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Nous nous sommes tous les deux carrés dans nos fauteuils. L′interrogatoire a commencé. Il m′a d′abord dit qu′on me dépeignait comme étant d′un caractère taciturne et renfermé et il a voulu savoir ce que j′en pensais. J′ai répondu : « C′est que je n′ai jamais grand-chose à dire. Alors je me tais. » Il a souri comme la première fois, a reconnu que c′était la meilleure des raisons et a ajouté : « D′ailleurs, cela n′a aucune importance. » Il s′est tu, m′a regardé et s′est redressé assez brusquement pour me dire très vite : « Ce qui m′intéresse, c′est vous. » Je n′ai pas bien compris ce qu′il entendait par là et je n′ai rien répondu. « Il y a des choses, a-t-il ajouté, qui m′échappent dans votre geste. Je suis sûr que vous allez m′aider à les comprendre. » J′ai dit que tout était très simple. Il m′a pressé de lui retracer ma journée. Je lui ai retracé ce que déjà je lui avais raconté : Raymond, la plage, le bain, la querelle, encore la plage, la petite source, le soleil et les cinq coups de revolver. À chaque phrase il disait : « Bien, bien. » Quand je suis arrivé au corps étendu, il a approuvé en disant: « Bon. » Moi, j′étais lasse de répéter ainsi la même histoire et il me semblait que je n′avais jamais autant parlé.
| Then we — I and the magistrate — settled back in our chairs and the examination began. He led off by remarking that I had the reputation of being a taciturn, rather self-centered person, and he′d like to know what I had to say to that. I answered: I seemed to see it hovering again before my eyes, the red glow of the beach, and to feel that fiery breath on my cheeks — and, this time, I made no answer. "Well, I rarely have anything much to say. So, naturally I keep my mouth shut." He smiled as on the previous occasion, and agreed that that was the best of reasons. "In any case," he added, "it has little or no importance." After a short silence he suddenly leaned forward, looked me in the eyes, and said, raising his voice a little: "What really interests me is — you!" I wasn′t quite clear what he meant, so I made no comment. "There are several things," he continued, "that puzzle me about your crime. I feel sure that you will help me to understand them." When I replied that really it was quite simple, he asked me to give him an account of what I′d done that day. As a matter of fact, I had already told him at our first interview — in a summary sort of way, of course — about Raymond, the beach, our swim, the fight, then the beach again, and the five shots I′d fired. But I went over it all again, and after each phrase he nodded. "Quite so, quite so." When I described the body lying on the sand, he nodded more emphatically, and said, "Good!" I was tired of repeating the same story; I felt as if I′d never talked so much in all my life before.
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Après un silence, il s′est levé et m′a dit qu′il voulait m′aider, que je l′intéressais et qu′avec l′aide de Dieu, il ferait quelque chose pour moi. Mais auparavant, il voulait me poser encore quelques questions. Sans transition, il m′a demandé si j′aimais maman. J′ai dit : « Oui, comme tout le monde » et le greffier, qui jusqu′ici tapait régulièrement sur sa machine, a dû se tromper de touches, car il s′est embarrassé et a été obligé de revenir en arrière. Toujours sans logique apparente, le juge m′a alors demandé si j′avais tiré les cinq coups de revolver à la suite. J′ai réfléchi et précisé que j′avais tiré une seule fois d′abord et, après quelques secondes, les quatre autres coups. « Pourquoi avez-vous attendu entre le premier et le second coup ? » dit-il alors. Une fois de plus, j′ai revu la plage rouge et j′ai senti sur mon front la brûlure du soleil. Mais cette fois, je n′ai rien répondu. Pendant tout le silence qui a suivi le juge a eu l′air de s′agiter. Il s′est assis, a fourragé dans ses cheveux, a mis ses coudes sur son bureau et s′est penché un peu vers moi avec un air étrange : « Pourquoi, pourquoi avez-vous tiré sur un corps à terre ? » Là encore, je n′ai pas su répondre. Le juge a passé ses mains sur son front et a répété sa question d′une voix un peu altérée : « Pourquoi ? Il faut que vous me le disiez. Pourquoi » Je me taisais toujours.
| After another silence he stood up and said he′d like to help me; I interested him, and, with God′s help, he would do something for me in my trouble. But, first, he must put a few more questions. He began by asking bluntly if I′d loved my mother. "Yes," I replied, "like everybody else." The clerk behind me, who had been typing away at a steady pace, must just then have hit the wrong keys, as I heard him pushing the carrier back and crossing something out. Next, without any apparent logical connection, the magistrate sprang another question. "Why did you fire five consecutive shots?" I thought for a bit; then explained that they weren′t quite consecutive. I fired one at first, and the other four after a short interval. "Why did you pause between the first and second shot?" During the silence that followed, the magistrate kept fidgeting, running his fingers through his hair, half rising, then sitting down again. Finally, planting his elbows on the desk, he bent toward me with a queer expression. "But why, why did you go on firing at a prostrate man?" Again I found nothing to reply. The magistrate drew his hand across his forehead and repeated in a slightly different tone: "I ask you ′ WhyV I insist on your telling me." I still kept silent.
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Brusquement, il s′est levé, a marché à grands pas vers une extrémité de son bureau et a ouvert un tiroir dans un classeur. Il en a tiré un crucifix d′argent qu′il a brandi en revenant vers moi. Et d′une voix toute changée, presque tremblante, il s′est écrié : « Est-ce que vous le connaissez, celuI - là ? » J′ai dit : « Oui, naturellement. » Alors il m′a dit très vite et d′une façon passionnée que lui croyait en Dieu, que sa conviction était qu′aucun homme n′était assez coupable pour que Dieu ne lui pardonnât pas, mais qu′il fallait pour cela que l′homme par son repentir devînt comme un enfant dont l′âme est vide et prête à tout accueillir. Il avait tout son corps penché sur la table. Il agitait son crucifix presque au-dessus de moi. À vrai dire, je l′avais très mal suivi dans son raisonnement, d′abord parce que j′avais chaud et qu′il y avait dans son cabinet de grosses mouches qui se posaient sur ma figure, et aussi parce qu′il me faisait un peu peur. Je reconnaissais en même temps que c′était ridicule parce que, après tout, c′était moi le criminel. Il a continué pourtant. J′ai à peu près compris qu′à son avis il n′y avait qu′un point d′obscur dans ma confession, le fait d′avoir attendu pour tirer mon second coup de revolver. Pour le reste, c′était très bien, mais cela, il ne le comprenait pas.
| Suddenly he rose, walked to a file cabinet standing against the opposite wall, pulled a drawer open, and took from it a silver crucifix, which he was waving as he came back to the desk. "Do you know who this is?" His voice had changed completely; it was vibrant with emotion. "Of course I do," I answered. That seemed to start him off; he began speaking at a great pace. He told me he believed in God, and that even the worst of sinners could obtain forgiveness of Him. But first he must repent, and become like a little child, with a simple, trustful heart, open to conviction. He was leaning right across the table, brandishing his crucifix before my eyes. As a matter of fact, I had great difficulty in following his remarks, as, for one thing, the office was so stiflingly hot and big flies were buzzing round and settling on my cheeks; also because he rather alarmed me. Of course, I realized it was absurd to feel like this, considering that, after all, it was I who was the criminal. However, as he continued talking, I did my best to understand, and I gathered that there was only one point in my confession that badly needed clearing up — the fact that I′d waited before firing a second time. All the rest was, so to speak, quite in order; but that completely baffled him.
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J′allais lui dire qu′il avait tort de s′obstiner : ce dernier point n′avait pas tellement d′importance. Mais il m′a coupé et m′a exhorté une dernière fois, dressé de toute sa hauteur, en me demandant si je croyais en Dieu. J′ai répondu que non. Il s′est assis avec indignation. Il m′a dit que c′était impossible, que tous les hommes croyaient en Dieu, même ceux qui se détournaient de son visage. C′était là sa conviction et, s′il devait jamais en douter, sa vie n′aurait plus de sens. « Voulez-vous, s′est-il exclamé, que ma vie n′ait pas de sens ? » À mon avis, cela ne me regardait pas et je le lui ai dit. Mais à travers la table, il avançait déjà le Christ sous mes yeux et s′écriait d′une façon déraisonnable : « Moi, je suis chrétien. Je demande pardon de tes fautes à celuI - là. Comment peux-tu ne pas croire qu′il a souffert pour toi ? » J′ai bien remarqué qu′il me tutoyait, mais j′en avais assez. La chaleur se faisait de plus en plus grande. Comme toujours, quand j′ai envie de me débarrasser de quelqu′un que j′écoute à peine, j′ai eu l′air d′approuver. À ma surprise, il a triomphé : « Tu vois, tu vois, disait-il. N′est-ce pas que tu crois et que tu vas te confier à lui ? » Évidemment, j′ai dit non une fois de plus. Il est retombé sur son fauteuil.
| I started to tell him that he was wrong in insisting on this; the point was of quite minor importance. But, before I could get the words out, he had drawn himself up to his full height and was asking me very earnestly if I believed in God. When I said, "No," he plumped down into his chair indignantly. That was unthinkable, he said; all men believe in God, even those who reject Him. Of this he was absolutely sure; if ever he came to doubt it, his life would lose all meaning. "Do you wish," he asked indignantly, "my life to have no meaning?" Really I couldn′t see how my wishes came into it, and I told him as much. While I was talking, he thrust the crucifix again just under my nose and shouted: "I, anyhow, am a Christian. And I pray Him to forgive you for your sins. My poor young man, how can you not believe that He suffered for your sake?" I noticed that his manner seemed genuinely solicitous when he said, "My poor young man" — but I was beginning to have enough of it. The room was growing steadily hotter. As I usually do when I want to get rid of someone whose conversation bores me, I pretended to agree. At which, rather to my surprise, his face lit up. "You see! You see! Now won′t you own that you believe and put your trust in Him?" I must have shaken my head again, for he sank back in his chair, looking limp and dejected.
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Il avait l′air très fatigué. Il est resté un moment silencieux pendant que la machine, qui n′avait pas cessé de suivre le dialogue, en prolongeait encore les dernières phrases. Ensuite, il m′a regardé attentivement et avec un peu de tristesse. Il a murmuré : « Je n′ai jamais vu d′âme aussi endurcie que la vôtre. Les criminels qui sont venus devant moi ont toujours pleuré devant cette image de la douleur. » J′allais répondre que c′était justement parce qu′il s′agissait de criminels. Mais j′ai pensé que moi aussi j′étais comme eux. C′était une idée à quoi je ne pouvais pas me faire. Le juge s′est alors levé, comme s′il me signifiait que l′interrogatoire était terminé. Il m′a seulement demandé du même air un peu las si je regrettais mon acte. J′ai réfléchi et j′ai dit que, plutôt que du regret véritable, j′éprouvais un certain ennui. J′ai eu l′impression qu′il ne me comprenait pas. Mais ce jour-là les choses ne sont pas allées plus loin.
| For some moments there was a silence during which the typewriter, which had been clicking away all the time we talked, caught up with the last remark. Then he looked at me intently and rather sadly. "Never in all my experience have I known a soul so case-hardened as yours," he said in a low tone. "All the criminals who have come before me until now wept when they saw this symbol of our Lord′s sufferings." I was on the point of replying that was precisely because they were criminals. But then I realized that I, too, came under that description. Somehow it was an idea to which I never could get reconciled. To indicate, presumably, that the interview was over, the magistrate stood up. In the same weary tone he asked me a last question: Did I regret what I had done? After thinking a bit, I said that what I felt was less regret than a kind of vexation — I couldn′t find a better word for it. But he didn′t seem to understand. ... This was as far as things went at that day′s interview.
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Par la suite j′ai souvent revu le juge d′instruction. Seulement, j′étais accompagné de mon avocat à chaque fois. On se bornait à me faire préciser certains points de mes déclarations précédentes. Ou bien encore le juge discutait les charges avec mon avocat. Mais en vérité ils ne s′occupaient jamais de moi àces moments-là. Peu à peu en tout cas, le ton des interrogatoires a changé. Il semblait que le juge ne s′intéressât plus à moi et qu′il eût classé mon cas en quelque sorte. Il ne m′a plus parlé de Dieu et je ne l′ai jamais revu dans l′excitation de ce premier jour. Le résultat, c′est que nos entretiens sont devenus plus cordiaux. Quelques questions, un peu de conversation avec mon avocat, les interrogatoires étaient finis. Mon affaire suivait son cours, selon l′expression même du juge. Quelquefois aussi, quand la conversation était d′ordre général, on m′y mêlait. Je commençais à respirer. Personne, en ces heures-là, n′était méchant avec moi. Tout était si naturel, si bien réglé et si sobrement joué que j′avais l′impression ridicule de « faire partie de la famille ». Et au bout des onze mois qu′a duré cette instruction, je peux dire que je m′étonnais presque de m′être jamais réjoui d′autre chose que de ces rares instants où le juge me reconduisait à la porte de son cabinet en me frappant sur l′épaule et en me disant d′un air cordial : « C′est fini pour aujourd′hui, monsieur l′Antéchrist. » On me remettait alors entre les mains des gendarmes.
| I came before the magistrate many times more, but on these occasions my lawyer always accompanied me. The examinations were confined to asking me to amplify my previous statements. Or else the magistrate and my lawyer discussed technicalities. At such times they took very little notice of me, and, in any case, the tone of the examinations changed as time went on. The magistrate seemed to have lost interest in me, and to have come to some sort-of decision about my case. He never mentioned God again or displayed any of the religious fervor I had found so embarrassing at our first interview. The result was that our relations became more cordial. After a few questions, followed by an exchange of remarks with the lawyer, the magistrate closed the interview. My case was "taking its course," as he put it. Sometimes, too, the conversation was of a general order, and the magistrate and lawyer encouraged me to join in it. I began to breathe more freely. Neither of the two men, at these times, showed the least hostility toward me, and everything went so smoothly, so amiably, that I had an absurd impression of being "one of the family." I can honestly say that during the eleven months these examinations lasted I got so used to them that I was almost surprised at having ever enjoyed anything better than those rare moments when the magistrate, after escorting me to the door of the office, would pat my shoulder and say in a friendly tone: "Well, Mr. Antichrist, that′s all for the present!" After which I was made over to my jailers.
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II - II
| II - II
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Il y a des choses dont je n′ai jamais aimé parler. Quand je suis entré en prison, j′ai compris au bout de quelques jours que je n′aimerais pas parler de cette partie de ma vie.
| There are some things of which I′ve never cared to talk. And, a few days after I′d been sent to prison, I decided that this phase of my life was one of them. agreeable surprise.
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Plus tard, je n′ai plus trouvé d′importance à ces répugnances. En réalité, je n′étais pas réellement en prison les premiers jours : j′attendais vaguement quelque événement nouveau. C′est seulement après la première et la seule visite de Marie que tout a commencé. Du jour où j′ai reçu sa lettre (elle me disait qu′on ne lui permettait plus de venir parce qu′elle n′était pas ma femme), de ce jour-là, j′ai senti que j′étais chez moi dans ma cellule et que ma vie s′y arrêtait. Le jour de mon arrestation, on m′a d′abord enfermé dans une chambre où il y avait déjà plusieurs détenus, la plupart des Arabes. Ils ont ri en me voyant. Puis ils m′ont demandé ce que j′avais fait. J′ai dit que j′avais tué un Arabe et ils sont restés silencieux. Mais un moment après, le soir est tombé. Ils m′ont expliqué comment il fallait arranger la natte où je devais coucher. En roulant une des extrémités, on pouvait en faire un traversin. Toute la nuit, des punaises ont couru sur mon visage. Quelques jours après, on m′a isolé dans une cellule où je couchais sur un bat-flanc de bois. J′avais un baquet d′aisances et une cuvette de fer. La prison était tout en haut de la ville et, par une petite fenêtre, je pouvais voir la mer. C′est un jour que j′étais agrippé aux barreaux, mon visage tendu vers la lumière, qu′un gardien est entré et m′a dit que j′avais une visite. J′ai pensé que c′était Marie. C′était bien elle.
| However, as time went by, I came to feel that this aversion had no real substance. In point of fact, during those early days, I was hardly conscious of being in prison; I had always a vague hope that something would turn up, some The change came soon after Marie′s first and only visit. From the day when I got her letter telling me they wouldn′t let her come to see me any more, because she wasn′t my wife — it was from that day that I realized that this cell was my last home, a dead end, so to speak. On the day of my arrest they put me in a biggish room with several other prisoners, mostly Arabs. They grinned when they saw me enter, and asked me what I′d done. I told them I′d killed an Arab, and they kept mum for a while. But presently night began to fall, and one of them explained to me how to lay out my sleeping mat. By rolling up one end one makes a sort of bolster. All night I felt bugs crawling over my face. Some days later I was put by myself in a cell, where I slept on a plank bed hinged to the wall. The only other furniture was a latrine bucket and a tin basin. The prison stands on rising ground, and through my little window I had glimpses of the sea. One day when I was hanging on the bars, straining my eyes toward the sunlight playing on the waves, a jailer entered and said I had a visitor. I thought it must be Marie, and so it was.
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J′ai suivi pour aller au parloir un long corridor, puis un escalier et pour finir un et pour finir un autre couloir. Je suis entré dans une très grande salle éclairée par une vaste baie. La salle était séparée en trois parties par deux grandes grilles qui la coupaient dans sa longueur. Entre les deux grilles se trouvait un espace de huit à dix mètres qui séparait les visiteurs des prisonniers. J′ai aperçu Marie en face de moi avec sa robe à raies et son visage bruni. De mon côté, il y avait une dizaine de détenus, des Arabes pour la plupart. Marie était entourée de Mauresques et se trouvait entre deux visiteuses : une petite vieille aux lèvres serrées, habillée de noir, et une grosse femme en cheveux qui parlait très fort avec beaucoup de gestes. À cause de la distance entre les grilles, les visiteurs et les prisonniers étaient obligés de parler très haut. Quand je suis entré, le bruit des voix qui rebondissaient contre les grands murs nus de la salle, la lumière crue qui coulait du ciel sur les vitres et rejaillissait dans la salle, me causèrent une sorte d′étourdissement. Ma cellule était plus calme et plus sombre. Il m′a fallu quelques secondes pour m′adapter. Pourtant, j′ai fini par voir chaque visage avec netteté, détaché dans le plein jour. J′ai observé qu′un gardien se tenait assis à l′extrémité du couloir entre les deux grilles. La plupart des prisonniers arabes ainsi que leurs familles s′étaient accroupis en vis-à-vis. Ceux-là ne criaient pas. Malgré le tumulte, ils parvenaient à s′entendre en parlant très bas. Leur murmure sourd, parti de plus bas, formait comme une basse continue aux conversations qui s′entrecroisaient au-dessus de leurs têtes. Tout cela, je l′ai remarqué très vite en m′avançant vers Marie. Déjà collée contre la grille, elle me souriait de toutes ses forces. Je l′ai trouvée très belle, mais je n′ai pas su le lui dire.
| To go to the Visitors′ Room, I was taken along a corridor, then up a flight of steps, then along another corridor. It was a very large room, lit by a big bow window, and divided into three compartments by high iron grilles running transversally. Between the two grilles there was a gap of some thirty feet, a sort of no man′s land between the prisoners and their friends. I was led to a point exactly opposite Marie, who was wearing her striped dress. On my side of the rails were about a dozen other prisoners, Arabs for the most part. On Marie′s side were mostly Moorish women. She was wedged between a small old woman with tight-set lips and a fat matron, without a hat, who was talking shrilly and gesticulated all the time. Because of the distance between the visitors and prisoners I found I, too, had to raise my voice. When I came into the room the babel of voices echoing on the bare walls, and the sunlight streaming in, flooding everything in a harsh white glare, made me feel quite dizzy. After the relative darkness and the silence of my cell it took me some moments to get used to these conditions. After a bit, however, I came to see each face quite clearly, lit up as if a spotlight played on it. I noticed a prison official seated at each end of the no man′s land between the grilles. The native prisoners and their relations on the other side were squatting opposite each other. They didn′t raise their voices and, in spite of the din, managed to converse almost in whispers. This murmur of voices coming from below made a sort of accompaniment to the conversations going on above their heads. I took stock of all this very quickly and moved a step forward toward Marie. She was pressing her brown, sun-tanned face to the bars and smiling as hard as she could. I thought she was looking very pretty, but somehow couldn′t bring myself to tell her so.
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« Alors ? » m′a-t-elle dit très haut. « Alors, voilà. — Tu es bien, tu as tout ce que tu veux ? — Oui, tout. »
| "Well?" she asked, pitching her voice very high. "What about it? Are you all right, have you everything you want?" "Oh, yes. I′ve everything I want."
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Nous nous sommes tus et Marie souriait toujours. La grosse femme hurlait vers mon voisin, son mari sans doute, un grand type blond au regard franc. C′était la suite d′une conversation déjà commencée.
| We were silent for some moments; Marie went on smiling. The fat woman was bawling at the prisoner beside me, her husband presumably, a tall, fair, pleasant- looking man.
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« Jeanne n′a pas voulu le prendre » criait-elle à tue-tête. « Oui, oui », disait l′homme. « Je lui ai dit que tu le reprendrais en sortant, mais elle n′a pas voulu le prendre. »
| "Jeanne refused to have him," she yelled. "That′s just too bad," the man replied. "Yes, and I told her you′d take him back the moment you got out; but she wouldn′t hear of it."
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Marie a crié de son côté que Raymond me donnait le bonjour et j′ai dit : « Merci. » Mais ma voix a été couverte par mon voisin qui a demandé « s′il allait bien ». Sa femme a ri en disant « qu′il ne s′était jamais mieux porté ». Mon voisin de gauche, un petit jeune homme aux mains fines, ne disait rien. J′ai remarqué qu′il était en face de la petite vieille et que tous les deux se regardaient avec intensité. Mais je n′ai pas eu le temps de les observer plus longtemps parce que Marie m′a crié qu′il fallait espérer. J′ai dit : « Oui. » En même temps, je la regardais et j′avais envie de serrer son épaule par-dessus sa robe. J′avais envie de ce tissu fin et je ne savais pas très bien ce qu′il fallait espérer en dehors de lui. Mais c′était bien sans doute ce que Marie voulait dire parce qu′elle souriait toujours. Je ne voyais plus que l′éclat de ses dents et les petits plis de ses yeux. Elle a crié de nouveau : « Tu sortiras et on se mariera ! » J′ai répondu : « Tu crois ? » mais c′était surtout pour dire quelque chose. Elle a dit alors ces vite et toujours très haut que oui, que je serais acquitté et qu′on prendrait encore des bains. Mais l′autre femme hurlait de son côté et disait qu′elle avait laissé un panier au greffe. Elle énumérait tout ce qu′elle y avait mis. Il fallait vérifier, car tout cela coûtait cher. Mon autre voisin et sa mère se regardaient toujours. Le murmure des Arabes continuait au-dessous de nous. Dehors la lumière a semblé se gonfler contre la baie.
| Marie shouted across the gap that Raymond sent me his best wishes, and I said, "Thanks." But my voice was drowned by my neighbor′s, asking "if he was quite fit." The fat woman gave a laugh. "Fit? I should say he is! The picture of health." Meanwhile the prisoner on my left, a youngster with thin, girlish hands, never said a word. His eyes, I noticed, were fixed on the little old woman opposite him, and she returned his gaze with a sort of hungry passion. But I had to stop looking at them as Marie was shouting to me that we mustn′t lose hope. "Certainly not," I answered. My gaze fell on her shoulders, and I had a sudden longing to squeeze them, through the thin dress. Its silky texture fascinated me, and I had a feeling that the hope she spoke of centered on it, somehow. I imagine something of the same sort was in Marie′s mind, for she went on smiling, looking straight at me. "It′ll all come right, you′ll see, and then we shall get married." All I could see of her now was the white flash of her teeth, and the little puckers round her eyes. I answered: "Do you really think so?" but chiefly because I felt it up to me to answer something. She started talking very fast in the same high-pitched voice. "Yes, you′ll be acquitted, and we′ll go bathing again, Sundays." The woman beside me was still yelling away, telling her husband that she′d left a basket for him in the prison office. She gave a list of the things she′d brought and told him to mind and check them carefully, as some had cost quite a lot. The youngster on my other side and his mother were still gazing mournfully at each other, and the murmur of the Arabs droned on below us. The light outside seemed to be surging up against the window, seeping through, and smearing the faces of the people facing it with a coat of yellow oil.
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Je me sentais un peu malade et j′aurais voulu partir. Le bruit me faisait mal. Mais d′un autre côté, je voulais profiter encore de la présence de Marie. Je ne sais pas combien de temps a passé. Marie m′a parlé de son travail et elle souriait sans arrêt. Le murmure, les cris, les conversations se croisaient. Le seul îlot de silence était à côté de moi dans ce petit jeune homme et cette vieille qui se regardaient. Peu à peu, on a emmené les Arabes. Presque tout le monde s′est tu dès que le premier est sorti. La petite vieille s′est rapprochée des barreaux et, au même moment, un gardien a fait signe à son fils. Il a dit : « Au revoir, maman » et elle a passé sa main entre deux barreaux pour lui faire un petit signe lent et prolongé.
| I began to feel slightly squeamish, and wished I could leave. The strident voice beside me was jarring on my ears. But, on the other hand, I wanted to have the most I could of Marie′s company. I′ve no idea how much time passed. I remember Marie′s describing to me her work, with that set smile always on her face. There wasn′t a moment′s letup in the noise — shouts, conversations, and always that muttering undertone. The only oasis of silence was made by the young fellow and the old woman gazing into each other′s eyes. Then, one by one, the Arabs were led away; almost everyone fell silent when the first one left. The little old woman pressed herself against the bars and at the same moment a jailer tapped her son′s shoulder. He called, "Au revoir, Mother," and, slipping her hand between the bars, she gave him a small, slow wave with it.
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Elle est partie pendant qu′un homme entrait, le chapeau à la main, et prenait sa place. On a introduit un prisonnier et ils se sont parlé avec animation, mais à demI - voix, parce que la pièce était redevenue silencieuse. On est venu chercher mon voisin de droite et sa femme lui a dit sans baisser le ton comme si elle n′avait pas remarqué qu′il n′était plus nécessaire de crier : « Soigne-toi bien et fais attention. » Puis est venu mon tour. Marie a fait signe qu′elle m′embrassait. Je me suis retourné avant de disparaître. Elle était immobile, le visage écrasé contre la grille, avec le même sourire écartelé et crispé.
| No sooner was she gone than a man, hat in hand, took her place. A prisoner was led up to the empty place beside me, and the two started a brisk exchange of remarks — not loud, however, as the room had become relatively quiet. Someone came and called away the man on my right, and his wife shouted at him — she didn′t seem to realize it was no longer necessary to shout — "Now, mind you look after yourself, dear, and don′t do anything rash!" My turn came next. Marie threw me a kiss. I looked back as I walked away. She hadn′t moved; her face was still pressed to the rails, her lips still parted in that tense, twisted smile.
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C′est peu après qu′elle m′a écrit. Et c′est à partir de ce moment qu′ont commencé les choses dont je n′ai jamais aimé parler. De toute façon, il ne faut rien exagérer et cela m′a été plus facile qu′à d′autres. Au début de ma détention, pourtant, ce qui a été le plus dur, c′est que j′avais des pensées d′homme libre. Par exemple, l′envie me prenait d′être sur une plage et de descendre vers la mer. À imaginer le bruit des premières vagues sous la plante de mes pieds, l′entrée du corps dans l′eau et la délivrance que j′y trouvais, je sentais tout d′un coup combien les murs de ma prison étaient rapprochés. Mais cela dura quelques mois. Ensuite, je n′avais que des pensées de prisonnier. J′attendais la promenade quotidienne que je faisais dans la cour ou la visite de mon avocat. Je m′arrangeais très bien avec le reste de mon temps. J′ai souvent pensé alors que si l′on m′avait fait vivre dans un tronc d′arbre sec, sans autre occupation que de regarder la fleur du ciel au-dessus de ma tête, je m′y serais peu à peu habitué. J′aurais attendu des passages d′oiseaux ou des rencontres de nuages comme j′attendais ici les curieuses cravates de mon avocat et comme, dans un autre monde, je patientais jusqu′au samedi pour étreindre le corps de Marie. Or, à bien réfléchir, je n′étais pas dans un arbre sec. Il y avait plus malheureux que moi. C′était d′ailleurs une idée de maman, et elle le répétait souvent, qu′on finissait par s′habituer à tout.
| Soon after this I had a letter from her. And it was then that the things I′ve never liked to talk about began. Not that they were particularly terrible; I′ve no wish to exaggerate and I suffered less than others. Still, there was one thing in those early days that was really irksome: my habit of thinking like a free man. For instance, I would suddenly be seized with a desire to go down to the beach for a swim. And merely to have imagined the sound of ripples at my feet, the smooth feel of the water on my body as I struck out, and the wonderful sensation of relief it gave brought home still more cruelly the narrowness of my cell. Still, that phase lasted a few months only. Afterward, I had prisoner′s thoughts. I waited for the daily walk in the courtyard or a visit from my lawyer. As for the rest of the time, I managed quite well, really. I′ve often thought that had I been compelled to live in the trunk of a dead tree, with nothing to do but gaze up at the patch of sky just overhead, I′d have got used to it by degrees. I′d have learned to watch for the passing of birds or drifting clouds, as I had come to watch for my lawyer′s odd neckties, or, in another world, to wait patiently till Sunday for a spell of love-making with Marie. Well, here, anyhow, I wasn′t penned in a hollow tree trunk. There were others in the world worse off than I. I remembered it had been one of Mother′s pet ideas — she was always voicing it — that in the long run one gets used to anything.
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Du reste, je n′allais pas si loin d′ordinaire. Les premiers mois ont été durs. Mais justement l′effort que j′ai dû faire aidait à les passer. Par exemple, j′étais tourmenté par le désir d′une femme. C′était naturel, j′étais jeune. Je ne pensais jamais à Marie particulièrement. Mais je pensais tellement à une femme, aux femmes, à toutes celles que j′avais connues, à toutes les circonstances où je les avais aimées, que ma cellule s′emplissait de tous les visages et se peuplait de mes désirs. Dans un sens, cela me déséquilibrait. Mais dans un autre, cela tuait le temps. J′avais fini par gagner la sympathie du gardien-chef qui accompagnait à l′heure des repas le garçon de cuisine. C′est lui qui, d′abord, m′a parlé des femmes. Il m′a dit que c′était la première chose dont se plaignaient les autres. Je lui ai dit que j′étais comme eux et que je trouvais ce traitement injuste. « Mais, a-t-il dit, c′est justement pour ça qu′on vous met en prison. — Comment, pour ça ? — Mais oui, la liberté, c′est ça. On vous prive de la liberté. » Je n′avais jamais pensé à cela. Je l′ai approuvé : « C′est vrai, lui aI - je dit, où serait la punition ? — Oui, vous comprenez les choses, vous. Les autres non. Mais ils finissent par se soulager eux-mêmes. » Le gardien est parti ensuite.
| Usually, however, I didn′t think things out so far. Those first months were trying, of course; but the very effort I had to make helped me through them. For instance, I was plagued by the desire for a woman — which was natural enough, considering my age. I never thought of Marie especially. I was obsessed by thoughts of this woman or that, of all the ones I′d had, all the circumstances under which I′d loved them; so much so that the cell grew crowded with their faces, ghosts of my old passions. That unsettled me, no doubt; but, at least, it served to kill time. I gradually became quite friendly with the chief jailer, who went the rounds with the kitchen hands at mealtimes. It was he who brought up the subject of women. "That′s what the men here grumble about most," he told me. I said I felt like that myself. "There′s something unfair about it," I added, "like hitting a man when he′s down." "But that′s the whole point of it," he said; "that′s why you fellows are kept in prison." "I don′t follow." "Liberty," he said, "means that. You′re being deprived of your liberty." It had never before struck me in that light, but I saw his point. "That′s true," I said. "Otherwise it wouldn′t be a punishment." The jailer nodded. "Yes, you′re different, you can use your brains. The others can′t. Still, those fellows find a way out; they do it by themselves." With which remark the jailer left my cell. Next day I did like the others.
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Il y a eu aussi les cigarettes. Quand je suis entré en prison, on m′a pris ma ceinture, mes cordons de souliers, ma cravate et tout ce que je portais dans mes poches, mes cigarettes en particulier. Une fois en cellule, j′ai demandé qu′on me les rende. Mais on m′a dit que c′était défendu. Les premiers jours ont été très durs. C′est peut-être cela qui m′a le plus abattu. Je suçais des morceaux de bois que j′arrachais de la planche de mon lit. Je promenais toute la journée une nausée perpétuelle. Je ne comprenais pas pourquoi on me privait de cela qui ne faisait de mal à personne. Plus tard, j′ai compris que cela faisait partie aussi de la punition. Mais à ce moment-là, je m′étais habitué à ne plus fumer et cette punition n′en était plus une pour moi.
| The lack of cigarettes, too, was a trial. When I was brought to the prison, they took away my belt, my shoelaces, and the contents of my pockets, including my cigarettes. Once I had been given a cell to myself I asked to be given back, anyhow, the cigarettes. Smoking was forbidden, they informed me. That, perhaps, was what got me down the most; in fact, I suffered really badly during the first few days. I even tore off splinters from my plank bed and sucked them. All day long I felt faint and bilious. It passed my understanding why I shouldn′t be allowed even to smoke; it could have done no one any harm. Later on, I understood the idea behind it; this privation, too, was part of my punishment. But, by the time I understood, I′d lost the craving, so it had ceased to be a punishment.
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À part ces ennuis, je n′étais pas trop malheureux. Toute la question, encore une fois, était de tuer le temps. J′ai fini par ne plus m′ennuyer du tout à partir de l′instant où j′ai appris à me souvenir. Je me mettais quelquefois à penser à ma chambre et, en imagination, je partais d′un coin pour y revenir en dénombrant mentalement tout ce qui se trouvait sur mon chemin. Au début, c′était vite fait. Mais chaque fois que je recommençais, c′était un peu plus long. Car je me souvenais de chaque meuble, et, pour chacun d′entre eux, de chaque objet qui s′y trouvait et, pour chaque objet, de tous les détails et pour les détails eux-mêmes, une incrustation, une fêlure ou un bord ébréché, de leur couleur ou de leur grain. En même temps, j′essayais de ne pas perdre le fil de mon inventaire, de faire une énumération complète. Si bien qu′au bout de quelques semaines, je pouvais passer des heures, rien qu′à dénombrer ce qui se trouvait dans ma chambre. Ainsi, plus je réfléchissais et plus de choses méconnues et oubliées je sortais de ma mémoire. J′ai compris alors qu′un homme qui n′aurait vécu qu′un seul jour pourrait sans peine vivre cent ans dans une prison. Il aurait assez de souvenirs pour ne pas s′ennuyer. Dans un sens, c′était un avantage.
| Except for these privations I wasn′t too unhappy. Yet again, the whole problem was: how to kill time. After a while, however, once I′d learned the trick of remembering things, I never had a moment′s boredom. Sometimes I would exercise my memory on my bedroom and, starting from a corner, make the round, noting every object I saw on the way. At first it was over in a minute or two. But each time I repeated the experience, it took a little longer. I made a point of visualizing every piece of furniture, and each article upon or in it, and then every detail of each article, and finally the details of the details, so to speak: a tiny dent or incrustation, or a chipped edge, and the exact grain and color of the woodwork. At the same time I forced myself to keep my inventory in mind from start to finish, in the right order and omitting no item. With the result that, after a few weeks, I could spend hours merely in listing the objects in my bedroom. I found that the more I thought, the more details, half-forgotten or malobserved, floated up from my memory. There seemed no end to them. So I learned that even after a single day′s experience of the outside world a man could easily live a hundred years in prison. He′d have laid up enough memories never to be bored. Obviously, in one way, this was a compensation.
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Il y avait aussi le sommeil. Au début, je dormais mal la nuit et pas du tout le jour. Peu à peu, mes nuits ont été meilleures et j′ai pu dormir aussi le jour. Je peux dire que, dans les derniers mois, je dormais de seize à dix-huit heures par jour. Il me restait alors six heures à tuer avec les repas, les besoins naturels, mes souvenirs et l′histoire du Tchécoslovaque.
| Then there was sleep. To begin with, I slept badly at night and never in the day. But gradually my nights became better, and I managed to doze off in the daytime as well. In fact, during the last months, I must have slept sixteen or eighteen hours out of the twenty-four. So there remained only six hours to fill — with meals, relieving nature, my memories ... and the story of the Czech.
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Entre ma paillasse et la planche du lit, j′avais trouvé, en effet, un vieux morceau de journal presque collé à l′étoffe, jauni et transparent. Il relatait un fait divers dont le début manquait, mais qui avait dû se passer en Tchécoslovaquie. Un homme était parti d′un village tchèque pour faire fortune. Au bout de vingt-cinq ans, riche, il était revenu avec une femme et un enfant. Sa mère tenait un hôtel avec sa sœur dans son village natal. Pour les surprendre, il avait laissé sa femme et son enfant dans un autre établissement, était allé chez sa mère qui ne l′avait pas reconnu quand il était entré. Par plaisanterie, il avait eu l′idée de prendre une chambre. Il avait montré son argent. Dans la nuit, sa mère et sa sœur l′avaient assassiné à coups de marteau pour le voler et avaient jeté son corps dans la rivière. Le matin, la femme était venue, avait révélé sans le savoir l′identité du voyageur. La mère s′était pendue. La sœur s′était jetée dans un puits. J′ai dû lire cette histoire des milliers de fois. D′un côté, elle était invraisemblable. D′un autre, elle était naturelle. De toute façon, je trouvais que le voyageur l′avait un peu mérité et qu′il ne faut jamais jouer.
| One day, when inspecting my straw mattress, I found a bit of newspaper stuck to its underside. The paper was yellow with age, almost transparent, but I could still make out the letter print. It was the story of a crime. The first part was missing, but I gathered that its scene was some village in Czechoslovakia. One of the villagers had left his home to try his luck abroad. After twenty-five years, having made a fortune, he returned to his country with his wife and child. Meanwhile his mother and sister had been running a small hotel in the village where he was born. He decided to give them a surprise and, leaving his wife and child in another inn, he went to stay at his mother′s place, booking a room under an assumed name. His mother and sister completely failed to recognize him. At dinner that evening he showed them a large sum of money he had on him, and in the course of the night they slaughtered him with a hammer. After taking the money they flung the body into the river. Next morning his wife came and, without thinking, betrayed the guest′s identity. His mother hanged herself. His sister threw herself into a well. I must have read that story thousands of times. In one way it sounded most unlikely; in another, it was plausible enough. Anyhow, to my mind, the man was asking for trouble; one shouldn′t play fool tricks of that sort.
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Ainsi, avec les heures de sommeil, les souvenirs, la lecture de mon fait divers et l′alternance de la lumière et de l′ombre, le temps a passé. J′avais bien lu qu′on finissait par perdre la notion du temps en prison. Mais cela n′avait pas beaucoup de sens pour moi. Je n′avais pas compris à quel point les jours pouvaient être à la fois longs et courts. Longs à vivre sans doute, mais tellement distendus qu′ils finissaient par déborder les uns sur les autres. Ils y perdaient leur nom. Les mots hier ou demain étaient les seuls qui gardaient un sens pour moi.
| So, what with long bouts of sleep, my memories, readings of that scrap of newspaper, the tides of light and darkness, the days slipped by. I′d read, of course, that in jail one ends up by losing track of time. But this had never meant anything definite to me. I hadn′t grasped how days could be at once long and short. Long, no doubt, as periods to live through, but so distended that they ended up by overlapping on each other. In fact, I never thought of days as such; only the words "yesterday" and "tomorrow" still kept some meaning.
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Lorsqu′un jour, le gardien m′a dit que j′étais la depuis cinq mois, je l′ai cru, mais je ne l′ai pas compris. Pour moi, c′était sans cesse le même jour qui déferlait dans ma cellule et la même tâche que je poursuivais. Ce jour-là, après le départ du gardien, je me suis regardé dans ma gamelle de fer. Il m′a semblé que mon image restait sérieuse alors même que j′essayais de lui sourire. Je l′ai agitée devant moi. J′ai souri et elle a gardé le même air sévère et triste. Le jour finissait et c′était l′heure dont je ne veux pas parler, l′heure sans nom, où les bruits du soir montaient de tous les étages de la prison dans un cortège de silence. Je me suis approché de la lucarne et, dans la dernière lumière, j′ai contemplé une fois de plus mon image. Elle était toujours sérieuse, et quoi d′étonnant puisque, à ce moment, je l′étais aussi ? Mais en même temps et pour la première fois depuis des mois, j′ai entendu distinctement le son de ma voix. Je l′ai reconnue pour celle qui résonnait déjà depuis de longs jours à mes oreilles et j′ai compris que pendant tout ce temps j′avais parlé seul. Je me suis souvenu alors de ce que disait l′infirmière à l′enterrement de maman. Non, il n′y avait pas d′issue et personne ne peut imaginer ce que sont les soirs dans les prisons.
| When, one morning, the jailer informed me I′d now been six months in jail, I believed him — but the words conveyed nothing to my mind. To me it seemed like one and the same day that had been going on since I′d been in my cell, and that I′d been doing the same thing all the time. After the jailer left me I shined up my tin pannikin and studied my face in it. My expression was terribly serious, I thought, even when I tried to smile. I held the pannikin at different angles, but always my face had the same mournful, tense expression. The sun was setting and it was the hour of which I′d rather not speak — "the nameless hour," I called it — when evening sounds were creeping up from all the floors of the prison in a sort of stealthy procession. I went to the barred window and in the last rays looked once again at my reflected face. It was as serious as before; and that wasn′t surprising, as just then I was feeling serious. But, at the same time, I heard something that I hadn′t heard for months. It was the sound of a voice; my own voice, there was no mistaking it. And I recognized it as the voice that for many a day of late had been sounding in my ears. So I knew that all this time I′d been talking to myself. And something I′d been told came back; a remark made by the nurse at Mother′s funeral. No, there was no way out, and no one can imagine what the evenings are like in prison.
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II - III
| II - III
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Je peux dire qu′au fond l′été a très vite remplacé l′été. Je savais qu′avec la montée des premières chaleurs surviendrait quelque chose de nouveau pour moi. Mon affaire était inscrite à la dernière session de la cour d′assises et cette session se terminerait avec le mois de juin. Les débats se sont ouverts avec, au-dehors, tout le plein du soleil. Mon avocat m′avait assuré qu′ils ne dureraient pas plus de deux ou trois jours. « D′ailleurs, avait-il ajoute, la cour sera pressée parce que votre affaire n′est pas la plus importante de la session. Il y a un parricide qui passera tout de suite après. » À sept heures et demie du matin, on est venu me chercher et la voiture cellulaire m′a conduit au Palais de justice. Les deux gendarmes m′ont fait entrer dans une petite pièce qui sentait l′ombre. Nous avons attendu, assis près d′une porte derrière laquelle on entendait des voix, des appels, des bruits de chaises et tout un remue-ménage qui m′a fait penser à ces fêtes de quartier où, après le concert, on range la salle pour pouvoir danser. Les gendarmes m′ont dit qu′il fallait attendre la cour et l′un d′eux m′a offert une cigarette que j′ai refusée. Il m′a demandé peu après « si j′avais le trac ». J′ai répondu que non. Et même, dans un sens, cela m′intéressait de voir un procès. Je n′en avais jamais eu l′occasion dans ma vie : « Oui, a dit le second gendarme, mais cela finit par fatiguer. »
| THE whole I can′t say that those months passed slowly; another summer was on its way almost before I realized the first was over. And I knew that with the first really hot days something new was in store for me. My case was down for the last sessions of the Assize Court, and those sessions were due to end some time in June. The day on which my trial started was one of brilliant sunshine. My lawyer assured me the case would take only two or three days. "From what I hear," he added, "the court will dispatch your case as quickly as possible, as it isn′t the most important one on the Cause List. There′s a case of parricide immediately after, which will take them some time." They came for me at half-past seven in the morning and I was conveyed to the law courts in a prison van. The two policemen led me into a small room that smelled of darkness. We sat near a door through which came sounds of voices, shouts, chairs scraping on the floor; a vague hubbub which reminded me of one of those small- town "socials" when, after the concert′s over, the hall is cleared for dancing. One of my policemen told me the judges hadn′t arrived yet, and offered me a cigarette, which I declined. After a bit he asked me if I was feeling nervous. I said, "No," and that the prospect of witnessing a trial rather interested me; I′d never had occasion to attend one before. "Maybe," the other policeman said. "But after an hour or two one′s had enough of it."
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Après un peu de temps, une petite sonnerie a résonné dans la pièce. Ils m′ont alors ôté les menottes. Ils ont ouvert la porte et m′ont fait entrer dans le box des accusés. La salle était pleine à craquer. Malgré les stores, le soleil s′infiltrait par endroits et l′air était déjà étouffant. On avait laissé les vitres closes. Je me suis assis et les gendarmes m′ont encadré. C′est à ce moment que j′ai aperçu une rangée de visages devant moi. Tous me regardaient : j′ai compris que c′étaient les jurés. Mais je ne peux pas dire ce qui les distinguait les uns des autres. Je n′ai eu qu′une impression : j′étais devant une banquette de tramway et tous ces voyageurs anonymes épiaient le nouvel arrivant pour en apercevoir les ridicules. Je sais bien que c′était une idée niaise puisque ici ce n′était pas le ridicule qu′ils cherchaient, mais le crime. Cependant la différence n′est pas grande et c′est en tout cas l′idée qui m′est venue.
| After a while a small electric bell purred in the room. They unfastened my handcuffs, opened the door, and led me to the prisoner′s dock. There was a great crowd in the courtroom. Though the Venetian blinds were down, light was filtering through the chinks, and the air stiflingly hot already. The windows had been kept shut. I sat down, and the police officers took their stand on each side of my chair. It was then that I noticed a row of faces opposite me. These people were staring hard at me, and I guessed they were the jury. But somehow I didn′t see them as individuals. I felt as you do just after boarding a streetcar and you′re conscious of all the people on the opposite seat staring at you in the hope of finding something in your appearance to amuse them. Of course, I knew this was an absurd comparison; what these people were looking for in me wasn′t anything to laugh at, but signs of criminality. Still, the difference wasn′t so very great, and, anyhow, that′s the idea I got.
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J′étais un peu étourdi aussi par tout ce monde dans cette salle close. J′ai regardé encore le prétoire et je n′ai distingué aucun visage. Je crois bien que d′abord je ne m′étais pas rendu compte que tout ce monde se pressait pour me voir. D′habitude, les gens ne s′occupaient pas de ma personne. Il m′a fallu un effort pour comprendre que j′étais la cause de toute cette agitation. J′ai dit au gendarme : « Que de monde ! » Il m′a répondu que c′était à cause des journaux et il m′a montré un groupe qui se tenait près d′une table sous le banc des jurés. Il m′a dit : « Les voilà. » J′ai demandé : « Qui ? » et il a répété : « Les journaux. » Il connaissait l′un des journalistes qui l′a vu a ce moment et qui s′est dirigé vers nous. C′était un homme déjà âgé, sympathique, avec un visage un peu grimaçant. Il a serré la main du gendarme avec beaucoup de chaleur. J′ai remarqué à ce moment que tout le monde se rencontrait, s′interpellait et conversait, comme dans un club où l′on est heureux de se retrouver entre gens du même monde. Je me suis expliqué aussi la bizarre impression que j′avais d′être de trop, un peu comme un intrus. Pourtant, le journaliste s′est adressé à moi en souriant. Il m′a dit qu′il espérait que tout irait bien pour moi. Je l′ai remercié et il a ajouté : « Vous savez, nous avons monté un peu votre affaire. L′été, c′est la saison creuse pour les journaux. Et il n′y avait que votre histoire et celle du parricide qui vaillent quelque chose. » Il m′a montré ensuite, dans le groupe qu′il venait de quitter, un petit bonhomme qui ressemblait à une belette engraissée, avec d′énormes lunettes cerclées de noir. Il m′a dit que c′était l′envoyé spécial d′un journal de Paris : « Il n′est pas venu pour vous, d′ailleurs. Mais comme il est chargé de rendre compte du procès du parricide, on lui a demandé de câbler votre affaire en même temps. » Là encore, j′ai failli le remercier. Mais j′ai pensé que ce serait ridicule. Il m′a fait un petit signe cordial de la main et nous a quittés. Nous avons encore attendu quelques minutes.
| What with the crowd and the stuffiness of the air I was feeling a bit dizzy. I ran my eyes round the courtroom but couldn′t recognize any of the faces. At first I could hardly believe that all these people had come on my account. It was such a new experience, being a focus of interest; in the ordinary way no one ever paid much attention to me. "What a crush!" I remarked to the policeman on my left, and he explained that the newspapers were responsible for it. He pointed to a group of men at a table just below the jury box. "There they are!" "Who?" I asked, and he replied, "The press." One of them, he added, was an old friend of his. A moment later the man he′d mentioned looked our way and, coming to the dock, shook hands warmly with the policeman. The journalist was an elderly man with a rather grim expression, but his manner was quite pleasant. Just then I noticed that almost all the people in the courtroom were greeting each other, exchanging remarks and forming groups — behaving, in fact, as in a club where the company of others of one′s own tastes and standing makes one feel at ease. That, no doubt, explained the odd impression I had of being de trop here, a sort of gate-crasher. However, the journalist addressed me quite amiably, and said he hoped all would go well for me. I thanked him, and he added with a smile: "You know, we′ve been featuring you a bit. We′re always rather short of copy in the summer, and there′s been precious little to write about except your case and the one that′s coming on after it. I expect you′ve heard about it; it′s a case of parricide." He drew my attention to one of the group at the press table, a plump, small man with huge black-rimmed glasses, who made me think of an overfed weasel. "That fellow′s the special correspondent of one of the Paris dailies. As a matter of fact, he didn′t come on your account. He was sent for the parricide case, but they′ve asked him to cover yours as well." It was on the tip of my tongue to say, "That was very kind of them," but then I thought it would sound silly. With a friendly wave of his hand he left us, and for some minutes nothing happened.
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Mon avocat est arrivé, en robe, entouré de beaucoup d′autres confrères. Il est allé vers les journalistes, a serré des mains. Ils ont plaisanté, ri et avaient l′air tout à fait à leur aise, jusqu′au moment où la sonnerie a retenti dans le prétoire. Tout le monde a regagné sa place. Mon avocat est venu vers moi, m′a serré la main et m′a conseillé de répondre brièvement aux questions qu′on me poserait, de ne pas prendre d′initiatives et de me reposer sur lui pour le reste.
| Then, accompanied by some colleagues, my lawyer bustled in, in his gown. He went up to the press table and shook hands with the journalists. They remained laughing and chatting together, all seemingly very much at home here, until a bell rang shrilly and everyone went to his place. My lawyer came up to me, shook hands, and advised me to answer all the questions as briefly as possible, not to volunteer information, and to rely on him to see me through.
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À ma gauche, j′ai entendu le bruit d′une chaise qu′on reculait et j′ai vu un grand homme mince, vêtu de rouge, portant lorgnon, qui s′asseyait en pliant sa robe avec soin. C′était le procureur. Un huissier a annoncé la cour. Au même moment, deux gros ventilateurs ont commencé de vrombir. Trois juges, deux en noir, le troisième en rouge, sont entrés avec des dossiers et ont marché très vite vers la tribune qui dominait la salle. L′homme en robe rouge s′est assis sur le fauteuil du milieu, a posé sa toque devant lui, essuyé son petit crâne chauve avec un mouchoir et déclaré que l′audience était ouverte.
| I heard a chair scrape on my left, and a tall, thin man wearing pince-nez settled the folds of his red gown as he took his seat. The Public Prosecutor, I gathered. A clerk of the court announced that Their Honors were entering, and at the same moment two big electric fans started buzzing overhead. Three judges, two in black and the third in scarlet, with brief cases under their arms, entered and walked briskly to the bench, which was several feet above the level of the courtroom floor. The man in scarlet took the central, high-backed chair, placed his cap of office on the table, ran a handkerchief over his small bald crown, and announced that the hearing would now begin.
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Les journalistes tenaient déjà leur stylo en main. Ils avaient tous le même air indiffèrent et un peu narquois. Pourtant, l′un d′entre eux, beaucoup plus jeune, habillé en flanelle grise avec une cravate bleue, avait laissée son stylo devant lui et me regardait. Dans son visage un peu asymétrique, je ne voyais que ses deux yeux, très clairs, qui m′examinaient attentivement, sans rien exprimer qui fût définissable. Et j′ai eu l′impression bizarre d′être regardé par moI - même. C′est peut-être pour cela, et aussi parce que je ne connaissais pas les usages du lieu, que je n′ai pas très bien compris tout ce qui s′est passé ensuite, le tirage au sort des jurés, les questions posées par le président à l′avocat, au procureur et au jury (à chaque fois, toutes les têtes des jurés se retournaient en même temps vers la cour), une lecture rapide de l′acte d′accusation, où je reconnaissais des noms de lieux et de personnes, et de nouvelles questions à mon avocat.
| The journalists had their fountain pens ready; they all wore the same expression of slightly ironical indifference, with the exception of one, a much younger man than his colleagues, in gray flannels with a blue tie, who, leaving his pen on the table, was gazing hard at me. He had a plain, rather chunky face; what held my attention were his eyes, very pale, clear eyes, riveted on me, though not betraying any definite emotion. For a moment I had an odd impression, as if I were being scrutinized by myself. That — and the fact that I was unfamiliar with court procedure — may explain why I didn′t follow very well the opening phases: the drawing of lots for the jury, the various questions put by the presiding judge to the Prosecutor, the foreman of the jury, and my counsel (each time he spoke all the jurymen′s heads swung round together toward the bench), the hurried reading of the charge sheet, in the course of which I recognized some familiar names of people and places; then some supplementary questions put to my lawyer.
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Mais le président a dit qu′il allait faire procéder à l′appel des témoins. L′huissier a lu des noms qui ont attiré mon attention. Du sein de ce public tout à l′heure informe, j′ai vu se lever un à un, pour disparaître ensuite par une porte latérale, le directeur et le concierge de l′asile, le vieux Thomas Pérez, Raymond, Masson, Salamano, Marie. Celle-ci m′a fait un petit signe anxieux. Je m′étonnais encore de ne pas les avoir aperçus plus tôt, lorsque à l′appel de son nom, le dernier, Céleste s′est levé. J′ai reconnu à côté de lui la petite bonne femme du restaurant, avec sa jaquette et son air précis et décidé. Elle me regardait avec intensité. Mais je n′ai pas eu le temps de réfléchir parce que le président a pris la parole. Il a dit que les véritables débats allaient commencer et qu′il croyait inutile de recommander au public d′être calme. Selon lui, il était là pour diriger avec impartialité les débats d′une affaire qu′il voulait considérer avec objectivité. La sentence rendue par le jury serait prise dans un esprit de justice et, dans tous les cas, il ferait évacuer la salle au moindre incident.
| Next, the Judge announced that the court would call over the witness list. Some of the names read out by the clerk rather surprised me. From amongst the crowd, which until now I had seen as a mere blur of faces, rose, one after the other, Raymond, Masson, Salamano, the doorkeeper from the Home, old Perez, and Marie, who gave me a little nervous wave of her hand before following the others out by a side door. I was thinking how strange it was I hadn′t noticed any of them before when I heard the last name called, that of Celeste. As he rose, I noticed beside him the quaint little woman with a mannish coat and brisk, decided air, who had shared my table at the restaurant. She had her eyes fixed on me, I noticed. But I hadn′t time to wonder about her; the Judge had started speaking again. He said that the trial proper was about to begin, and he need hardly say that he expected the public to refrain from any demonstration whatsoever. He explained that he was there to supervise the proceedings, as a sort of umpire, and he would take a scrupulously impartial view of the case. The verdict of the jury would be interpreted by him in a spirit of justice. Finally, at the least sign of a disturbance he would have the court cleared.
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La chaleur montait et je voyais dans la salle les assistants s′éventer avec des journaux. Cela faisait un petit bruit continu de papier froissé. Le président a fait un signe et l′huissier a apporte trois éventails de paille tressée que les trois juges ont utilisés immédiatement.
| The day was stoking up. Some of the public were fanning themselves with newspapers, and there was a constant rustle of crumpled paper. On a sign from the presiding judge the clerk of the court brought three fans of plaited straw, which the three judges promptly put in action.
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Mon interrogatoire a commencé aussitôt. Le président m′a questionné avec calme et même, m′a-t-il semblé, avec une nuance de cordialité. On m′a encore fait décliner mon identité et malgré mon agacement, j′ai pensé qu′au fond c′était assez naturel, parce qu′il serait trop grave de juger un homme pour un autre. Puis le président a recommencé le récit de ce que j′avais fait, en s′adressant à moi toutes les trois phrases pour me demander : « Est-ce bien cela ? » À chaque fois, j′ai répondu : « Oui, monsieur le Président », selon les instructions de mon avocat. Cela a été long parce que le président apportait beaucoup de minutie dans son récit. Pendant tout ce temps, les journalistes écrivaient. Je sentais les regards du plus jeune d′entre eux et de la petite automate. La banquette de tramway était tout entière tournée vers le président. CeluI - ci a toussé, feuilleté son dossier et il s′est tourné vers moi en s′éventant.
| My examination began at once. The Judge questioned me quite calmly and even, I thought, with a hint of cordiality. For the «th time I was asked to give particulars of my identity and, though heartily sick of this formality, I realized that it was natural enough; after all, it would be a shocking thing for the court to be trying the wrong man. The Judge then launched into an account of what I′d done, stopping after every two or three sentences to ask me, "Is that correct?" To which I always replied, "Yes, sir," as my lawyer had advised me. It was a long business, as the Judge lingered on each detail. Meanwhile the journalists scribbled busily away. But I was sometimes conscious of the eyes of the youngest fixed on me; also those of the queer little robot woman. The jurymen, however, were all gazing at the red-robed judge, and I was again reminded of the row of passengers on one side of a tram. Presently he gave a slight cough, turned some pages of his file, and, still fanning his face, addressed me gravely.
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Il m′a dit qu′il devait aborder maintenant des questions apparemment étrangères à mon affaire, mais qui peut-être la touchaient de fort près. J′ai compris qu′il allait encore parler de maman et j′ai senti en même temps combien cela m′ennuyait. Il m′a demandé pourquoi j′avais mis maman à l′asile. J′ai répondu que c′était parce que je manquais d′argent pour la faire garder et soigner. Il m′a demandé si cela m′avait coûté personnellement et j′ai répondu que ni maman ni moi n′attendions plus rien l′un de l′autre, ni d′ailleurs de personne, et que nous nous étions habitués tous les deux à nos vies nouvelles. Le président a dit alors qu′il ne voulait pas insister sur ce point et il a demandé au procureur s′il ne voyait pas d′autre question à me poser.
| He now proposed, he said, to trench on certain matters which, on a superficial view, might seem foreign to the case, but actually were highly relevant. I guessed that he was going to talk about Mother, and at the same moment realized how odious I would find this. His first question was: Why had I sent my mother to an institution? I replied that the reason was simple; I hadn′t enough money to see that she was properly looked after at home. Then he asked if the parting hadn′t caused me distress. I explained that neither Mother nor I expected much of one another — or, for that matter, of anybody else; so both of us had got used to the new conditions easily enough. The Judge then said that he had no wish to press the point, and asked the Prosecutor if he could think of any more questions that should be put to me at this stage.
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CeluI - ci me tournait à demi le dos et, sans me regarder, il a déclaré qu′avec l′autorisation du président, il aimerait savoir si j′étais retourné vers la source tout seul avec l′intention de tuer l′Arabe. « Non », aI - je dit. « Alors, pourquoi était-il armé et pourquoi revenir vers cet endroit précisément ? » J′ai dit que c′était le hasard. Et le procureur a noté avec un accent mauvais : « Ce sera tout pour le moment. » Tout ensuite a été un peu confus, du moins pour moi. Mais après quelques conciliabules, le président a déclaré que l′audience était levée et renvoyée à l′après-midi pour l′audition des témoins.
| The Prosecutor, who had his back half turned to me, said, without looking in my direction, that, subject to His Honor′s approval, he would like to know if I′d gone back to the stream with the intention of killing the Arab. I said, "No." In that case, why had I taken a revolver with me, and why go back precisely to that spot? I said it was a matter of pure chance. The Prosecutor then observed in a nasty tone: "Very good. That will be all for the present." I couldn′t quite follow what came next. Anyhow, after some palavering among the bench, the Prosecutor, and my counsel, the presiding judge announced that the court would now rise; there was an adjournment till the afternoon, when evidence would be taken.
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Je n′ai pas eu le temps de réfléchir. On m′a emmené, fait monter dans la voiture cellulaire et conduit à la prison où j′ai mangé. Au bout de très peu de temps, juste assez pour me rendre compte que j′étais fatigué, on est revenu me chercher ; tout a recommencé et je me suis trouvé dans la même salle, devant les mêmes visages. Seulement la chaleur était beaucoup plus forte et comme par un miracle chacun des jurés, le procureur, mon avocat et quelques journalistes étaient munis aussi d′éventails de paille. Le jeune journaliste et la petite femme étaient toujours là. Mais ils ne s′éventaient pas et me regardaient encore sans rien dire.
| Almost before I knew what was happening I was rushed out to the prison van, which drove me back, and I was given my midday meal. After a short time, just enough for me to realize how tired I was feeling, they came for me. I was back in the same room, confronting the same faces, and the whole thing started again. But the heat had meanwhile much increased, and by some miracle fans had been procured for everyone: the jury, my lawyer, the Prosecutor, and some of the journalists, too. The young man and the robot woman were still at their places. But they were not fanning themselves and, as before, they never took their eyes off me.
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J′ai essuyé la sueur qui couvrait mon visage et je n′ai repris un peu conscience, du lieu et de moI - même que lorsque j′ai entendu appeler le directeur de l′asile. On lui a demandé si maman se plaignait de moi et il a dit que oui mais que c′était un peu la manie de ses pensionnaires de se plaindre de leurs proches. Le président lui a fait préciser si elle me reprochait de l′avoir mise à l′asile et le directeur a dit encore oui. Mais cette fois, il n′a rien ajouté. À une autre question, il a répondu qu′il avait été surpris de mon calme le jour de l′enterrement. On lui a demandé ce qu′il entendait par calme. Le directeur a regardé alors le bout de ses souliers et il a dit que je n′avais pas voulu voir maman, je n′avais pas pleuré une seule fois et j′étais parti aussitôt après l′enterrement sans me recueillir sur sa tombe. Une chose encore l′avait surpris : un employé des pompes funèbres lui avait dit que je ne savais pas l′âge de maman. Il y a eu un moment de silence et le président lui a demandé si c′était bien de moi qu′il avait parlé. Comme le directeur ne comprenait pas la question, il lui a dit : « C′est la loi. » Puis le président a demandé à l′avocat général s′il n′avait pas de question à poser au témoin et le procureur s′est écrié : « Oh ! non, cela suffit », avec un tel éclat et un tel regard triomphant dans ma direction que, pour la première fois depuis bien des années, j′ai eu une envie stupide de pleurer parce que j′ai senti combien j′étais détesté par tous ces gens-là.
| I wiped the sweat from my face, but I was barely conscious of where or who I was until I heard the warden of the Home called to the witness box. When asked if my mother had complained about my conduct, he said, "Yes," but that didn′t mean much; almost all the inmates of the Home had grievances against their relatives. The Judge asked him to be more explicit; did she reproach me with having sent her to the Home, and he said, "Yes," again. But this time he didn′t qualify his answer. To another question he replied that on the day of the funeral he was somewhat surprised by my calmness. Asked to explain what he meant by "my calmness," the warden lowered his eyes and stared at his shoes for a moment. Then he explained that I hadn′t wanted to see Mother′s body, or shed a single tear, and that I′d left immediately the funeral ended, without lingering at her grave. Another thing had surprised him. One of the undertaker′s men told him that I didn′t know my mother′s age. There was a short silence; then the Judge asked him if he might take it that he was referring to the prisoner in the dock. The warden seemed puzzled by this, and the Judge explained: "It′s a formal question. I am bound to put it." The Prosecutor was then asked if he had any questions to put, and he answered loudly: "Certainly not! I have all I want." His tone and the look of triumph on his face, as he glanced at me, were so marked that I felt as I hadn′t felt for ages. I had a foolish desire to burst into tears. For the first time I′d realized how all these people loathed me.
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Après avoir demandé au jury et à mon avocat s′ils avaient des questions à poser, le président a entendu le concierge. Pour lui comme pour tous les autres, le même cérémonial s′est répété. En arrivant, le concierge m′a regardé et il a détourné les yeux. Il a répondu aux questions qu′on lui posait. Il a dit que je n′avais pas voulu voir maman, que j′avais fumé, que j′avais dormi et que j′avais pris du café au lait. J′ai senti alors quelque chose qui soulevait toute la salle et, pour la première fois, j′ai compris que j′étais coupable. On a fait répéter au concierge l′histoire du café au lait et celle de la cigarette. L′avocat général m′a regardé avec une lueur ironique dans les yeux. À ce moment, mon avocat a demandé au concierge s′il n′avait pas fumé avec moi. Mais le procureur s′est élevé avec violence contre cette question : « Quel est le criminel ici et quelles sont ces méthodes qui consistent à salir les témoins de l′accusation pour minimiser des témoignages qui n′en demeurent pas moins écrasants ! » Malgré tout, le président a demandé au concierge de répondre à la question. Le vieux a dit d′un air embarrassé : « Je sais bien que j′ai eu tort. Mais je n′ai pas osé refuser la cigarette que Monsieur m′a offerte. » En dernier lieu, on m′a demandé si je n′avais rien à ajouter. « Rien, aI - je répondu, seulement que le témoin a raison. Il est vrai que je lui ai offert une cigarette. » Le concierge m′a regardé alors avec un peu d′étonnement et une sorte de gratitude. Il a hésité, puis il a dit que c′était lui qui m′avait offert le café au lait. Mon avocat a triomphé bruyamment et a déclaré que les jurés apprécieraient. Mais le procureur a tonné au-dessus de nos têtes et il a dit : « Oui, MM. les jurés apprécieront. Et ils concluront qu′un étranger pouvait proposer du café, mais qu′un fils devait le refuser devant le corps de celle qui lui avait donné le jour. » Le concierge a regagné son banc.
| After asking the jury and my lawyer if they had any questions, the Judge heard the doorkeeper′s evidence. On stepping into the box the man threw a glance at me, then looked away. Replying to questions, he said that I′d declined to see Mother′s body, I′d smoked cigarettes and slept, and drunk cafe au lait. It was then I felt a sort of wave of indignation spreading through the courtroom, and for the first time I understood that I was guilty. They got the doorkeeper to repeat what he had said about the coffee and my smoking. The Prosecutor turned to me again, with a gloating look in his eyes. My counsel asked the doorkeeper if he, too, hadn′t smoked. But the Prosecutor took strong exception to this. "I′d like to know," he cried indignantly, "who is on trial in this court. Or does my friend think that by aspersing a witness for the prosecution he will shake the evidence, the abundant and cogent evidence, against his client?" None the less, the Judge told the doorkeeper to answer the question. The old fellow fidgeted a bit. Then, "Well, I know I didn′t ought to have done it," he mumbled, "but I did take a cigarette from the young gentleman when he offered it — just out of politeness." The old fellow fidgeted a bit. Then, "Well, I know I didn′t ought to have done it," he mumbled, "but I did take a cigarette from the young gentleman when he offered it — just out of politeness." The Judge asked me if I had any comment to make. "None," I said, "except that the witness is quite right. It′s true I offered him a cigarette." The doorkeeper looked at me with surprise and a sort of gratitude. Then, after hemming and hawing for a bit, he volunteered the statement that it was he who′d suggested I should have some coffee. My lawyer was exultant. "The jury will appreciate," he said, "the importance of this admission." The Prosecutor, however, was promptly on his feet again. "Quite so," he boomed above our heads. "The jury will appreciate it. And they will draw the conclusion that, though a third party might inadvertently offer him a cup of coffee, the prisoner, in common decency, should have refused it, if only out of respect for the dead body of the poor woman who had brought him into the world." After which the doorkeeper went back to his seat.
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Quand est venu le tour de Thomas Pérez, un huissier a dû le soutenir jusqu′à la barre. Pérez a dit qu′il avait surtout connu ma mère et qu′il ne m′avait vu qu′une fois, le jour de l′enterrement. On lui a demandé ce que j′avais fait ce jour-là et il a répondu : « Vous comprenez, moI - même j′avais trop de peine. Alors, je n′ai rien vu. C′était la peine qui m′empêchait de voir. Parce que c′était pour moi une très grosse peine. Et même, je me suis évanoui. Alors, je n′ai pas pu voir Monsieur. » L′avocat général lui a demandé si, du moins, il m′avait vu pleurer. Pérez a répondu que non. Le procureur a dit alors à son tour : « MM. les jurés apprécieront. » Mais mon avocat s′est fâché. Il a demandé à Pérez, sur un ton qui m′a semblé exagéré, « s′il avait vu que je ne pleurais pas ». Pérez a dit : « Non. » Le public a ri. Et mon avocat, en retroussant une de ses manches, a dit d′un ton péremptoire : « Voilà l′image de ce procès. Tout est vrai et rien n′est vrai ! » Le procureur avait le visage ferme et piquait un crayon dans les titres de ses dossiers.
| When Thomas Perez was called, a court officer had. to help him to the box. Perez stated that, though he had been a great friend of my mother, he had met me once only, on the day of the funeral. Asked how I had behaved that day, he said: "Well, I was most upset, you know. Far too much upset to notice things. My grief sort of blinded me, I think. It had been a great shock, my dear friend′s death; in fact, I fainted during the funeral. So I didn′t hardly notice the young gentleman at all." The Prosecutor asked him to tell the court if he′d seen me weep. And when Perez answered, "No," added emphatically: "I trust the jury will take note of this reply." My lawyer rose at once, and asked Perez in a tone that seemed to me needlessly aggressive: "Now, think well, my man! Can you swear you saw he didn′t shed a tear?" Perez answered, "No." At this some people tittered, and my lawyer, pushing back one sleeve of his gown, said sternly: "That is typical of the way this case is being conducted. No attempt is being made to elicit the true facts." The Prosecutor ignored this remark; he was making dabs with his pencil on the cover of his brief, seemingly quite indifferent.
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Après cinq minutes de suspension pendant lesquelles mon avocat m′a dit que tout allait pour le mieux, on a entendu Céleste qui était cité par la défense. La défense, c′était moi. Céleste jetait de temps en temps des regards de mon côté et roulait un panama entre ses mains. Il portait le costume neuf qu′il mettait pour venir avec moi, certains dimanches, aux courses de chevaux. Mais je crois qu′il n′avait pas pu mettre son col parce qu′il portait seulement un bouton de cuivre pour tenir sa chemise fermée. On lui a demandé si j′étais son client et il a dit : « Oui, mais c′était aussi un ami » ; ce qu′il pensait de moi et il a répondu que j′étais un homme ; ce qu′il entendait par là et il a déclaré que tout le monde savait ce que cela voulait dire ; s′il avait remarqué que j′étais renfermé et il a reconnu seulement que je ne parlais pas pour ne rien dire. L′avocat général lui a demandé si je payais régulièrement ma pension. Céleste a ri et il a déclaré : « C′étaient des détails entre nous. » On lui a demandé encore ce qu′il pensait de mon crime. Il a mis alors ses mains sur la barre et l′on voyait qu′il avait préparé quelque chose. Il a dit : « Pour moi, c′est un malheur. Un malheur, tout le monde sait ce que c′est.
Ça vous laisse sans défense. Eh bien ! pour moi c′est un malheur. » Il allait continuer, mais le président lui a dit que c′était bien et qu′on le remerciait. Alors Celeste est resté un peu interdit. Mais il a déclaré qu′il voulait encore parler. On lui a demandé d′être bref. Il a encore répété que c′était un malheur. Et le président lui a dit : « Oui, c′est entendu. Mais nous sommes là pour juger les malheurs de ce genre. Nous vous remercions. » Comme s′il était arrivé au bout de sa science et de sa bonne volonté, Céleste s′est alors retourné vers moi. Il m′a semblé que ses yeux brillaient et que ses lèvres tremblaient. Il avait l′air de me demander ce qu′il pouvait encore faire. Moi, je n′ai rien dit, je n′ai fait aucun geste, mais c′est la première fois de ma vie que j′ai eu envie d′embrasser un homme. Le président lui a encore enjoint de quitter la barre. Céleste est allé s′asseoir dans le prétoire. Pendant tout le reste de l′audience, il est resté là, un peu penché en avant, les coudes sur les genoux, le panama entre les mains, à écouter tout ce qui se disait. Marie est entrée. Elle avait mis un chapeau et elle était encore belle. Mais je l′aimais mieux avec ses cheveux libres. De l′endroit où j′étais, je devinais le poids léger de ses seins et je reconnaissais sa lèvre inférieure toujours un peu gonflée. Elle semblait très nerveuse. Tout de suite, on lui a demandé depuis quand elle me connaissait. Elle a indiqué l′époque où elle travaillait chez nous. Le président a voulu savoir quels étaient ses rapports avec moi. Elle a dit qu′elle était mon amie. À une autre question, elle a répondu qu′il était vrai qu′elle devait m′épouser. Le procureur qui feuilletait un dossier lui a demandé brusquement de quand datait notre liaison. Elle a indiqué la date. Le procureur a remarqué d′un air indifférent qu′il lui semblait que c′était le lendemain de la mort de maman. Puis il a dit avec quelque ironie qu′il ne voudrait pas insister sur une situation délicate, qu′il comprenait bien les scrupules de Marie, mais (et ici son accent s′est fait plus dur) que son devoir lui commandait de s′élever au-dessus des convenances. Il a donc demandé à Marie de résumer cette journée où je l′avais connue. Marie ne voulait pas parler, mais devant l′insistance du procureur, elle a dit notre bain, notre sortie au cinéma et notre rentrée chez moi. L′avocat général a dit qu′à la suite des déclarations de Marie l′instruction, il avait consulté les programmes de cette date. Il a ajouté que Marie elle-même dirait quel film on passait alors. D′une voix presque blanche, en effet, elle a indiqué que c′était un film de Fernandel. Le silence était complet dans la salle quand elle a eu fini. Le procureur s′est alors levé, très grave et d′une voix que j′ai trouvée vraiment émue, le doigt tendu vers moi, il a articulé lentement : « Messieurs les jurés, le lendemain de la mort de sa mère, cet homme prenait des bains, commençait une liaison irrégulière, et allait rire devant un film comique. Je n′ai rien de plus à vous dire. » Il s′est assis, toujours dans le silence. Mais, tout d′un coup, Marie a éclaté en sanglots, a dit que ce n′était pas cela, qu′il y avait autre chose, qu′on la forçait à dire le contraire de ce qu′elle pensait, qu′elle me connaissait bien et que je n′avais rien fait de mal. Mais l′huissier, sur un signe du président, l′a emmenée et l′audience s′est poursuivie.
| There was a break of five minutes, during which my lawyer told me the case was going very well indeed. Then Celeste was called. He was announced as a witness for the defense. The defense meant me. Now and again Celeste threw me a glance; he kept squeezing his Panama hat between his hands as he gave evidence. He was in his best suit, the one he wore when sometimes of a Sunday he went with me to the races. But evidently he hadn′t been able to get his collar on; the top of his shirt, I noticed, was secured only by a brass stud. Asked if I was one of his customers, he said, "Yes, and a friend as well." Asked to state his opinion of me, he said that I was "all right" and, when told to explain what he meant by that, he replied that everyone knew what that meant. "Was I a secretive sort of man?" "No," he answered, "I shouldn′t call him that. But he isn′t one to waste his breath, like a lot of folks." The Prosecutor asked him if I always settled my monthly bill at his restaurant when he presented it. Celeste laughed. "Oh, he paid on the nail, all right. But the bills were just details-like, between him and me." Then he was asked to say what he thought about the crime. He placed his hands on the rail of the box and one could see he had a speech all ready. "To my mind it was just an accident, or a stroke of bad luck, if you prefer. And a thing like that takes you off your guard." He wanted to continue, but the Judge cut him short. "Quite so. That′s all, thank you." For a bit Celeste seemed flabbergasted; then he explained that he hadn′t finished what he wanted to say. They told him to continue, but to make it brief. He only repeated that it was "just an accident." "That′s as it may be," the Judge observed. "But what we are here for is to try such accidents, according to law. You can stand down." Celeste turned and gazed at me. His eyes were moist and his lips trembling. It was exactly as if he′d said: "Well, I′ve done my best for you, old man. I′m afraid it hasn′t helped much. I′m sorry." I didn′t say anything, or make any movement, but for the first time in my life I wanted to kiss a man. The Judge repeated his order to stand down, and Celeste returned to his place amongst the crowd. During the rest of the hearing he remained there, leaning forward, elbows on knees and his Panama between his hands, not missing a word of the proceedings. It was Marie′s turn next. She had a hat on and still looked quite pretty, though I much preferred her with her hair free. From where I was I had glimpses of the soft curve of her breasts, and her underlip had the little pout that always fascinated me. She appeared very nervous. The first question was: How long had she known me? Since the time when she was in our office, she replied. Then the Judge asked her what were the relations between us, and she said she was my girl friend. Answering another question, she admitted promising to marry me. The Prosecutor, who had been studying a document in front of him, asked her rather sharply when our "liaison" had begun. She gave the date. He then observed with a would-be casual air that apparently she meant the day following my mother′s funeral. After letting this sink in he remarked in a slightly ironic tone that obviously this was a "delicate topic" and he could enter into the young lady′s feelings, but — and here his voice grew sterner — his duty obliged him to waive considerations of delicacy. After making this announcement he asked Marie to give a full account of our doings on the day when I had "intercourse" with her for the first time. Marie wouldn′t answer at first, but the Prosecutor insisted, and then she told him that we had met at the baths, gone together to the pictures, and then to my place. He then informed the court that, as a result of certain statements made by Marie at the proceedings before the magistrate, he had studied the movie programs of that date, and turning to Marie asked her to name the film that we had gone to see. In a very low voice she said it was a picture with Fernandel in it. By the time she had finished, the courtroom was so still you could have heard a pin drop. Looking very grave, the Prosecutor drew himself up to his full height and, pointing at me, said in such a tone that I could have sworn he was genuinely moved: "Gentlemen of the jury, I would have you note that on the next day after his mother′s funeral that man was visiting the swimming pool, starting a liaison with a girl, and going to see a comic film. That is all I wish to say." When he sat down there was the same dead silence. Then all of a sudden Marie burst into tears. He′d got it all wrong, she said; it wasn′t a bit like that really, he′d bullied her into saying the opposite of what she meant. She knew me very well, and she was sure I hadn′t done anything really wrong — and so on. At a sign from the presiding judge, one of the court officers led her away, and the hearing continued.
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C′est à peine si, ensuite, on a écouté Masson qui a déclaré que j′étais un honnête homme « et qu′il dirait plus, j′étais un brave homme ». C′est à peine encore si on a écouté Salamano quand il a rappelé que j′avais été bon pour son chien et quand il a répondu à une question sur ma mère et sur moi en disant que je n′avais plus rien à dire à maman et que je l′avais mise pour cette raison à l′asile. « Il faut comprendre, disait Salamano, il faut comprendre. » Mais personne ne paraissait comprendre. On l′a emmené.
| Hardly anyone seemed to listen to Masson, the next witness. He stated that I was a respectable young fellow; "and, what′s more, a very decent chap." Nor did they pay any more attention to Salamano, when he told them how kind I′d always been to his dog, or when, in answer to a question about my mother and myself, he said that Mother and I had very little in common and that explained why I′d fixed up for her to enter the Home. "You′ve got to understand," he added. "You′ve got to understand." But no one seemed to understand. He was told to stand down.
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Puis est venu le tour de Raymond, qui était le dernier témoin. Raymond m′a fait un petit signe et a dit tout de suite que j′étais innocent. Mais le président a déclaré qu′on ne lui demandait pas des appréciations, mais des faits. Il l′a invité à attendre des questions pour répondre. On lui a fait préciser ses relations avec la victime. Raymond en a profité pour dire que c′était lui que cette dernière haïssait depuis qu′il avait giflé sa sœur. Le président lui a demandé cependant si la victime n′avait pas de raison de me haïr. Raymond a dit que ma présence à la plage était le résultat d′un hasard. Le procureur lui a demandé alors comment il se faisait que la lettre qui était à l′origine du drame avait été écrite par moi. Raymond a répondu que c′était un hasard. Le procureur a rétorqué que le hasard avait déjà beaucoup de méfaits sur la conscience dans cette histoire. Il a voulu savoir si c′était par hasard que je n′étais pas intervenu quand Raymond avait giflé sa maîtresse, par hasard que j′avais servi de témoin au commissariat, par hasard encore que mes déclarations lors de ce témoignage s′étaient révélées de pure complaisance. Pour finir, il a demandé à Raymond quels étaient ses moyens d′existence, et comme ce dernier répondait : « Magasinier », l′avocat général a déclaré aux jurés que de notoriété générale le témoin exerçait le métier de souteneur. J′étais son complice et son ami. Il s′agissait d′un drame crapuleux de la plus basse espèce, aggravé du fait qu′on avait affaire à un monstre moral. Raymond a voulu se défendre et mon avocat a protesté, mais on leur a dit qu′il fallait laisser terminer le procureur. CeluI - ci a dit : « J′ai peu de chose à ajouter. Était-il votre ami ? » a-t-il demande à Raymond. « Oui, a dit celuI - ci, c′était mon copain. » L′avocat général m′a posé alors la même question et j′ai regardé Raymond qui n′a pas détourné les yeux. J′ai répondu : « Oui. » Le procureur s′est alors retourné vers le jury et a déclaré : « Le même homme qui au lendemain de la mort de sa mère se livrait à la débauche la plus honteuse a tué pour des raisons futiles et pour liquider une affaire de mœurs inqualifiable. »
| Raymond was the next, and last, witness. He gave me a little wave of his hand and led off by saying I was innocent. The Judge rebuked him. "You are here to give evidence, not your views on the case, and you must confine yourself to answering the questions put you." He was then asked to make clear his relations with the deceased, and Raymond took this opportunity of explaining that it was he, not I, against whom the dead man had a grudge, because he, Raymond, had beaten up his sister. The judge asked him if the deceased had no reason to dislike me, too. Raymond told him that my presence on the beach that morning was a pure coincidence. "How comes it then," the Prosecutor inquired, "that the letter which led up to this tragedy was the prisoner′s work?" Raymond replied that this, too, was due to mere chance. To which the Prosecutor retorted that in this case "chance" or "mere coincidence" seemed to play a remarkably large part. Was it by chance that I hadn′t intervened when Raymond assaulted his mistress? Did this convenient term "chance" account for my having vouched for Raymond at the police station and having made, on that occasion, statements extravagantly favorable to him? In conclusion he asked Raymond to state what were his means of livelihood. On his describing himself as a warehouseman, the Prosecutor informed the jury it was common knowledge that the witness lived on the immoral earnings of women. I, he said, was this man′s intimate friend and associate; in fact, the whole background of the crime was of the most squalid description. And what made it even more odious was the personality of the prisoner, an inhuman monster wholly without a moral sense. Raymond began to expostulate, and my lawyer, too, protested. They were told that the Prosecutor must be allowed to finish his remarks. "I have nearly done," he said; then turned to Raymond. "Was the prisoner your friend?" "Certainly. We were the best of pals, as they say." The Prosecutor then put me the same question. I looked hard at Raymond, and he did not turn away. Then, "Yes," I answered. The Prosecutor turned toward the jury. "Not only did the man before you in the dock indulge in the most shameful orgies on the day following his mother′s death. He killed a man cold-bloodedly, in pursuance of some sordid vendetta in the underworld of prostitutes and pimps. That, gentlemen of the jury, is the type of man the prisoner is."
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Il s′est assis alors. Mais mon avocat, à bout de patience, s′est écrié en levant les bras, de sorte que ses manches en retombant ont découvert les plis d′une chemise amidonnée : « Enfin, est-il accusé d′avoir enterré sa mère ou d′avoir tué un homme ? » Le public a ri. Mais le procureur s′est redressé encore, s′est drapé dans sa robe et a déclaré qu′il fallait avoir l′ingénuité de l′honorable défenseur pour ne pas sentir qu′il y avait entre ces deux ordres de faits une relation profonde, pathétique, essentielle. « Oui, s′est-il écrié avec force, j′accuse cet homme d′avoir enterré une mère avec un cœur de criminel. » Cette déclaration a paru faire un effet considérable sur le public. Mon avocat a haussé les épaules et essuyé la sueur qui couvrait son front. Mais luI - même paraissait ébranlé et j′ai compris que les choses n′allaient pas bien pour moi.
| No sooner had he sat down than my lawyer, out of all patience, raised his arms so high that his sleeves fell back, showing the full length of his starched shirt cuffs. "Is my client on trial for having buried his mother, or for killing a man?" he asked. There were some titters in court. But then the Prosecutor sprang to his feet and, draping his gown round him, said he was amazed at his friend′s ingenuousness in failing to see that between these two elements of the case there was a vital link. They hung together psychologically, if he might put it so. "In short," he concluded, speaking with great vehemence, "I accuse the prisoner of behaving at his mother′s funeral in a way that showed he was already a criminal at heart." These words seemed to take much effect on the jury and public. My lawyer merely shrugged his shoulders and wiped the sweat from his forehead. But obviously he was rattled, and I had a feeling things weren′t going well for me.
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L′audience a été levée. En sortant du palais de justice pour monter dans la voiture, j′ai reconnu un court instant l′odeur et la couleur du soir d′été. Dans l′obscurité de ma prison roulante, j′ai retrouvé un à un, comme du fond de ma fatigue, tous les bruits familiers d′une ville que j′aimais et d′une certaine heure où il m′arrivait de me sentir content. Le cri des vendeurs de journaux dans l′air déjà détendu, les derniers oiseaux dans le square, l′appel des marchands de sandwiches, la plainte des tramways dans les hauts tournants de la ville et cette rumeur du ciel avant que la nuit bascule sur le port, tout cela recomposait pour moi un itinéraire d′aveugle, que je connaissais bien avant d′entrer en prison. Oui, c′était l′heure où, il y avait bien longtemps, je me sentais content. Ce qui m′attendait alors, c′était toujours un sommeil léger et sans rêves. Et pourtant quelque chose était changé puisque, avec l′attente du lendemain, c′est ma cellule que j′ai retrouvée. Comme si les chemins familiers tracés dans les ciels d′été pouvaient mener aussi bien aux prisons qu′aux sommeils innocents.
| Soon after this incident the court rose. As I was being taken from the courthouse to the prison van, I was conscious for a few brief moments of the once familiar feel of a summer evening out-of-doors. And, sitting in the darkness of my moving cell, I recognized, echoing in my tired brain, all the characteristic sounds of a town I′d loved, and of a certain hour of the day which I had always particularly enjoyed. The shouts of newspaper boys in the already languid air, the last calls of birds in the public garden, the cries of sandwich vendors, the screech of streetcars at the steep corners of the upper town, and that faint rustling overhead as darkness sifted down upon the harbor — all these sounds made my return to prison like a blind man′s journey along a route whose every inch he knows by heart. Yes, this was the evening hour when — how long ago it seemed! — I always felt so well content with life. Then, what awaited me was a night of easy, dreamless sleep. This was the same hour, but with a difference; I was returning to a cell, and what awaited me was a night haunted by forebodings of the coming day. And so I learned that familiar paths traced in the dusk of summer evenings may lead as well to prisons as to innocent, untroubled sleep.
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II - IV
| II - IV
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Même sur un banc d′accusé, il est toujours intéressant d′entendre parler de soi. Pendant les plaidoiries du procureur et de mon avocat, je peux dire qu′on a beaucoup parlé de moi et peut-être plus de moi que de mon crime. Étaient-elles si différentes, d′ailleurs, ces plaidoiries ? L′avocat levait les bras et plaidait coupable, mais avec excuses. Le procureur tendait ses mains et dénonçait la culpabilité, mais sans excuses. Une chose pourtant me gênait vaguement. Malgré mes préoccupations, j′étais parfois tenté d′intervenir et mon avocat me disait alors : « Taisez-vous, cela vaut mieux pour votre affaire. » En quelque sorte, on avait l′air de traiter cette affaire en dehors de moi. Tout se déroulait sans mon intervention. Mon sort se réglait sans qu′on prenne mon avis. De temps en temps, j′avais envie d′interrompre tout le monde et de dire : « Mais tout de même, qui est l′accusé ? C′est important d′être l′accusé. Et j′ai quelque chose à dire ! » Mais réflexion faite, je n′avais rien à dire. D′ailleurs, je dois reconnaître que l′intérêt qu′on trouve à occuper les gens ne dure pas longtemps. Par exemple, la plaidoirie du procureur m′a très vite lassé. Ce sont seulement des fragments, des gestes ou des tirades entières, mais détachées de l′ensemble, qui m′ont frappé ou ont éveillé mon intérêt.
| It is always interesting, even in the prisoner′s dock, to hear oneself being talked about. And certainly in the speeches of my lawyer and the prosecuting counsel a great deal was said about me; more, in fact, about me personally than about my crime. Really there wasn′t any very great difference between the two speeches. Counsel for the defense raised his arms to heaven and pleaded guilty, but with extenuating circumstances. The Prosecutor made similar gestures; he agreed that I was guilty, but denied extenuating circumstances. One thing about this phase of the trial was rather irksome. Quite often, interested as I was in what they had to say, I was tempted to put in a word, myself. But my lawyer had advised me not to. "You won′t do your case any good by talking," he had warned me. In fact, there seemed to be a conspiracy to exclude me from the proceedings; I wasn′t to have any say and my fate was to be decided out of hand. It was quite an effort at times for me to refrain from cutting them all short, and saying: "But, damn it all, who′s on trial in this court, I′d like to know? It′s a serious matter for a man, being accused of murder. And I′ve something really important to tell you." However, on second thoughts, I found I had nothing to say. In any case, I must admit that hearing oneself talked about loses its interest very soon. The Prosecutor′s speech, especially, began to bore me before he was halfway through it. The only things that really caught my attention were occasional phrases, his gestures, and some elaborate tirades — but these were isolated patches.
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Le fond de sa pensée, si j′ai bien compris, c′est que j′avais prémédité mon crime. Du moins, il a essayé de le démontrer. Comme il le disait luI - même : « J′en ferai la preuve, Messieurs, et je la ferai doublement. Sous l′aveuglante clarté des faits d′abord et ensuite dans l′éclairage sombre que me fournira la psychologie de cette âme criminelle. » Il a résumé les faits à partir de la mort de maman. Il a rappelé mon insensibilité, l′ignorance où j′étais de l′âge de maman, mon bain du lendemain, avec une femme, le cinéma, Fernandel et enfin la rentrée avec Marie. J′ai mis du temps à le comprendre, à ce moment, parce qu′il disait « sa maîtresse » et pour moi, elle était Marie. Ensuite, il en est venu à l′histoire de Raymond. J′ai trouvé que sa façon de voir les événements ne manquait pas de clarté. Ce qu′il disait était plausible. J′avais écrit la lettre d′accord avec Raymond pour attirer sa maîtresse et la livrer aux mauvais traitements d′un homme « de moralité douteuse ». J′avais provoqué sur la plage les adversaires de Raymond. CeluI - ci avait été blessé. Je lui avais demandé son revolver. J′étais revenu seul pour m′en servir. J′avais abattu l′Arabe comme je le projetais. J′avais attendu. Et « pour être sûr que la besogne était bien faite », j′avais tiré encore quatre balles, posément, à coup sûr, d′une façon réfléchie en quelque sorte.
| What he was aiming at, I gathered, was to show that my crime was premeditated. I remember his saying at one moment, "I can prove this, gentlemen of the jury, to the hilt. First, you have the facts of the crime; which are as clear as daylight. And then you have what I may call the night side of this case, the dark workings of a criminal mentality." He began by summing up the facts, from my mother′s death onward. He stressed my heartlessness, my inability to state Mother′s age, my visit to the swimming pool where I met Marie, our matinee at the pictures where a Fernandel film was showing, and finally my return with Marie to my rooms. I didn′t quite follow his remarks at first, as he kept on mentioning "the prisoner′s mistress," whereas for me she was just "Marie." Then he came to the subject of Raymond. It seemed to me that his way of treating the facts showed a certain shrewdness. All he said sounded quite plausible. I′d written the letter in collusion with Raymond so as to entice his mistress to his room and subject her to ill-treatment by a man "of more than dubious reputation." Then, on the beach, I′d provoked a brawl with Raymond′s enemies, in the course of which Raymond was wounded. I′d asked him for his revolver and gone back by myself with the intention of using it. Then I′d shot the Arab. After the first shot I waited. Then, "to be certain of making a good job of it," I fired four more shots deliberately, point-blank, and in cold blood, at my victim.
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« Et voilà, Messieurs, a dit l′avocat général. J′ai retracé devant vous le fil d′événements qui a conduit cet homme à tuer en pleine connaissance de cause. J′insiste là-dessus, a-t-il dit. Car il ne s′agit pas d′un assassinat ordinaire, d′un acte irréfléchi que vous pourriez estimer atténué par les circonstances. Cet homme, Messieurs, cet homme est intelligent. Vous l′avez entendu, n′est-ce pas ? Il sait répondre. Il connaît la valeur des mots. Et l′on ne peut pas dire qu′il a agi sans se rendre compte de ce qu′il faisait. »
| "That is my case," he said. "I have described to you the series of events which led this man to kill the deceased, fully aware of what he was doing. I emphasize this point. We are not concerned with an act of homicide committed on a sudden impulse which might serve as extenuation. I ask you to note, gentlemen of the jury, that the prisoner is an educated man. You will have observed the way in which he answered my questions; he is intelligent and he knows the value of words. And I repeat that it is quite impossible to assume that, when he committed the crime, he was unaware what he was doing."
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Moi j′écoutais et j′entendais qu′on me jugeait intelligent. Mais je ne comprenais pas bien comment les qualités d′un homme ordinaire pouvaient devenir des charges écrasantes contre un coupable. Du moins, c′était cela qui me frappait et je n′ai plus écouté le procureur jusqu′au moment ou je l′ai entendu dire : « A-t-il seulement exprimé des regrets ? Jamais, Messieurs. Pas une seule fois au cours de l′instruction cet homme n′a paru ému de son abominable forfait. » À ce moment, il s′est tourné vers moi et m′a désigné du doigt en continuant à m′accabler sans qu′en réalité je comprenne bien pourquoi. Sans doute, je ne pouvais pas m′empêcher de reconnaître qu′il avait raison. Je ne regrettais pas beaucoup mon acte. Mais tant d′acharnement m′étonnait. J′aurais voulu essayer de lui expliquer cordialement, presque avec affection, que je n′avais jamais pu regretter vraiment quelque chose. J′étais toujours pris par ce qui allait arriver, par aujourd′hui ou par demain. Mais naturellement, dans l′état où l′on m′avait mis, je ne pouvais parler à personne sur ce ton. Je n′avais pas le droit de me montrer affectueux, d′avoir de la bonne volonté. Et j′ai essayé d′écouter encore parce que le procureur s′est mis à parler de mon âme.
| I noticed that he laid stress on my "intelligence." It puzzled me rather why what would count as a good point in an ordinary person should be used against an accused man as an overwhelming proof of his guilt. While thinking this over, I missed what he said next, until I heard him exclaim indignantly: "And has he uttered a word of regret for his most odious crime? Not one word, gentlemen. Not once in the course of these proceedings did this man show the least contrition." Turning toward the dock, he pointed a finger at me, and went on in the same strain. I really couldn′t understand why he harped on this point so much. Of course, I had to own that he was right; I didn′t feel much regret for what I′d done. Still, to my mind he overdid it, and I′d have liked to have a chance of explaining to him, in a quite friendly, almost affectionate way, that I have never been able really to regret anything in all my life. I′ve always been far too much absorbed in the present moment, or the immediate future, to think back. Of course, in the position into which I had been forced, there was no question of my speaking to anyone in that tone. I hadn′t the right to show any friendly feeling or possess good intentions. And I tried to follow what came next, as the Prosecutor was now considering what he called my "soul."
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Il disait qu′il s′était penché sur elle et qu′il n′avait rien trouvé, Messieurs les jurés. Il disait qu′à la vérité, je n′en avais point, d′âme, et que rien d′humain, et pas un des principes moraux qui gardent le cœur des hommes ne m′était accessible. « Sans doute, ajoutait-il, nous ne saurions le lui reprocher. Ce qu′il ne saurait acquérir, nous ne pouvons nous plaindre qu′il en manqué. Mais quand il s′agit de cette cour, la vertu toute négative de la tolérance doit se muer en celle, moins facile, mais plus élevée, de la justice. Surtout lorsque le vide du cœur tel qu′on le découvre chez cet homme devient un gouffre où la société peut succomber. » C′est alors qu′il a parlé de mon attitude envers maman. Il a répété ce qu′il avait dit pendant les débats. Mais il a été beaucoup plus long que lorsqu′il parlait de mon crime, si long même que, finalement, je n′ai plus senti que la chaleur de cette matinée. Jusqu′au moment, du moins, où l′avocat général s′est arrêté et après un moment de silence, a repris d′une voix très basse et très pénétrée : « Cette même cour, Messieurs, va juger demain le plus abominable des forfaits : le meurtre d′un père. » Selon lui, l′imagination reculait devant cet atroce attentat. Il osait espérer que la justice des hommes punirait sans faiblesse. Mais, il ne craignait pas de le dire, l′horreur que lui inspirait ce crime le cédait presque à celle qu′il ressentait devant mon insensibilité. Toujours selon lui, un homme qui tuait moralement sa mère se retranchait de la société des hommes au même titre que celui qui portait une main meurtrière sur l′auteur de ses jours. Dans tous les cas, le premier préparait les actes du second, il les annonçait en quelque sorte et il les légitimait. « J′en suis persuadé, Messieurs, a-t-il ajouté en élevant la voix, vous ne trouverez pas ma pensée trop audacieuse, si je dis que l′homme qui est assis sur ce banc est coupable aussi du meurtre que cette cour devra juger demain. Il doit être puni en conséquence. » Ici, le procureur a essuyé son visage brillant de sueur. Il a dit enfin que son devoir était douloureux, mais qu′il l′accomplirait fermement. Il a déclaré que je n′avais rien à faire avec une société dont je méconnaissais les règles les plus essentielles et que je ne pouvais pas en appeler à ce cœur humain dont j′ignorais les réactions élémentaires. « Je vous demande la tête de cet homme, a-t-il dit, et c′est le cœur léger que je vous la demande. Car s′il m′est arrivé au cours de ma déjà longue carrière de réclamer des peines capitales, jamais autant qu′aujourd′hui, je n′ai senti ce pénible devoir compensé, balancé, éclairé par la conscience d′un commandement impérieux et sacré et par l′horreur que je ressens devant un visage d′homme où je ne lis rien que de monstrueux. »
| He said he′d studied it closely — and had found a blank, "literally nothing, gentlemen of the jury." Really, he said, I had no soul, there was nothing human about me, not one of those moral qualities which normal men possess had any place in my mentality. "No doubt," he added, "we should not reproach him with this. We cannot blame a man for lacking what it was never in his power to acquire. But in a criminal court the wholly passive ideal of tolerance must give place to a sterner, loftier ideal, that of justice. Especially when this lack of every decent instinct is such as that of the man before you, a menace to society." He proceeded to discuss my conduct toward my mother, repeating what he had said in the course of the hearing. But he spoke at much greater length of my crime — at such length, indeed, that I lost the thread and was conscious only of the steadily increasing heat. A moment came when the Prosecutor paused and, after a short silence, said in a low, vibrant voice: "This same court, gentlemen, will be called on to try tomorrow that most odious of crimes, the murder of a father by his son." To his mind, such a crime was almost unimaginable. But, he ventured to hope, justice would be meted out without paltering. And yet, he made bold to say, the horror that even the crime of parricide inspired in him paled beside the loathing inspired by my callousness. "This man, who is morally guilty of his mother′s death, is no less unfit to have a place in the community than that other man who did to death the father that begat him. And, indeed, the one crime led on to the other; the first of these two criminals, the man in the dock, set a precedent, if I may put it so, and authorized the second crime. Yes, gentlemen, I am convinced" — here he raised his voice a tone — "that you will not find I am exaggerating the case against the prisoner when I say that he is also guilty of the murder to be tried tomorrow in this court. And I look to you for a verdict accordingly." The Prosecutor paused again, to wipe the sweat off his face. He then explained that his duty was a painful one, but he would do it without flinching. "This man has, I repeat, no place in a community whose basic principles he flouts without compunction. Nor, heartless as he is, has he any claim to mercy. I ask you to impose the extreme penalty of the law; and I ask it without a qualm. In the course of a long career, in which it has often been my duty to ask for a capital sentence, never have I felt that painful duty weigh so little on my mind as in the present case. In demanding a verdict of murder without extenuating circumstances, I am following not only the dictates of my conscience and a sacred obligation, but also those of the natural and righteous indignation I feel at the sight of a criminal devoid of the least spark of human feeling."
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Quand le procureur s′est rassis, il y a eu un moment de silence assez long. Moi, j′étais étourdi de chaleur et d′étonnement. Le président a toussé un peu et sur un ton très bas, il m′a demandé si je n′avais rien à ajouter. Je me suis levé et comme j′avais envie de parler, j′ai dit, un peu au hasard d′ailleurs, que je n′avais pas eu l′intention de tuer l′Arabe. Le président a répondu que c′était une affirmation, que jusqu′ici il saisissait mal mon système de défense et qu′il serait heureux, avant d′entendre mon avocat, de me faire préciser les motifs qui avaient inspiré mon acte. J′ai dit rapidement, en mêlant un peu les mots et en me rendant compte de mon ridicule, que c′était à cause du soleil. Il y a eu des rires dans la salle. Mon avocat a haussé les épaules et tout de suite après, on lui a donné la parole. Mais il a déclaré qu′il était tard, qu′il en avait pour plusieurs heures et qu′il demandait le renvoi à l′après-midi. La cour y a consenti.
| When the Prosecutor sat down there was a longish silence. Personally I was quite overcome by the heat and my amazement at what I had been hearing. The presiding judge gave a short cough, and asked me in a very low tone if I had anything to say. I rose, and as I felt in the mood to speak, I said the first thing that crossed my mind: that I′d had no intention of killing the Arab. The Judge replied that this statement would be taken into consideration by the court. Meanwhile he would be glad to hear, before my counsel addressed the court, what were the motives of my crime. So far, he must admit, he hadn′t fully understood the grounds of my defense. I tried to explain that it was because of the sun, but I spoke too quickly and ran my words into each other. I was only too conscious that it sounded nonsensical, and, in fact, I heard people tittering. My lawyer shrugged his shoulders. Then he was directed to address the court, in his turn. But all he did was to point out the lateness of the hour and to ask for an adjournment till the following afternoon. To this the judge agreed.
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L′après-midi, les grands ventilateurs brassaient toujours l′air épais de la salle et les petits éventails multicolores des jurés s′agitaient tous dans le même sens. La plaidoirie de mon avocat me semblait ne devoir jamais finir. À un moment donné, cependant, je l′ai écouté parce qu′il disait : « Il est vrai que j′ai tué. » Puis il a continué sur ce ton, disant « je » chaque fois qu′il parlait de moi. J′étais très étonné. Je me suis penché vers un gendarme et je lui ai demandé pourquoi. Il m′a dit de me taire et, après un moment, il a ajouté : « Tous les avocats font ça. » Moi, j′ai pensé que c′était m′écarter encore de l′affaire, me réduire à zéro et, en un certain sens, se substituer à moi. Mais je crois que j′étais déjà très loin de cette salle d′audience. D′ailleurs, mon avocat m′a semble ridicule. Il a plaidé la provocation très rapidement et puis lui aussi a parlé de mon âme. Mais il m′a paru qu′il avait beaucoup moins de talent que le procureur. « Moi aussi, a-t-il dit, je me suis penché sur cette âme, mais, contrairement à l′éminent représentant du ministère public, j′ai trouvé quelque chose et je puis dire que j′y ai lu a livre ouvert. » Il y avait lu que j′étais un honnête homme, un travailleur régulier, infatigable, fidèle à la maison qui l′employait, aimé de tous et compatissant aux misères d′autrui. Pour lui, j′étais un fils modèle qui avait soutenu sa mère aussi longtemps qu′il l′avait pu. Finalement j′avais espéré qu′une maison de retraite donnerait à la vieille femme le confort que mes moyens ne me permettaient pas de lui procurer. « Je m′étonne, Messieurs, a-t-il ajouté, qu′on ait mené si grand bruit autour de cet asile. Car enfin, s′il fallait donner une preuve de l′utilité et de la grandeur de ces institutions, il faudrait bien dire que c′est l′État luI - même qui les subventionne. » Seulement, il n′a pas parlé de l′enterrement et j′ai senti que cela manquait dans sa plaidoirie. Mais à cause de toutes ces longues phrases, de toutes ces journées et ces heures interminables pendant lesquelles on avait parlé de mon âme, j′ai eu l′impression que tout devenait comme une eau incolore où je trouvais le vertige.
| When I was brought back next day, the electric fans were still churning up the heavy air and the jurymen plying their gaudy little fans in a sort of steady rhythm. The speech for the defense seemed to me interminable. At one moment, however, I pricked up my ears; it was when I heard him saying: "It is true I killed a man." He went on in the same strain, saying "I" when he referred to me. It seemed so queer that I bent toward the policeman on my right and asked him to explain. He told me to shut up; then, after a moment, whispered: "They all do that." It seemed to me that the idea behind it was still further to exclude me from the case, to put me off the map. so to speak, by substituting the lawyer for myself. Anyway, it hardly mattered; I already felt worlds away from this courtroom and its tedious "proceedings." My lawyer, in any case, struck me as feeble to the point of being ridiculous. He hurried through his plea of provocation, and then he, too, started in about my soul. But I had an impression that he had much less talent than the Prosecutor. "I, too," he said, "have closely studied this man′s soul; but, unlike my learned friend for the prosecution, I have found something there. Indeed, I may say that I have read the prisoner′s mind like an open book." What he had read there was that I was an excellent young fellow, a steady, conscientious worker who did his best by his employer; that I was popular with everyone and sympathetic in others′ troubles. According to him I was a dutiful son, who had supported his mother as long as he was able. After anxious consideration I had reached the conclusion that, by entering a home, the old lady would have comforts that my means didn′t permit me to provide for her. "I am astounded, gentlemen," he added, "by the attitude taken up by my learned friend in referring to this Home. Surely if proof be needed of the excellence of such institutions, we need only remember that they are promoted and financed by a government department." I noticed that he made no reference to the funeral, and this seemed to me a serious omission. But, what with his long-windedness, the endless days and hours they had been discussing my "soul," and the rest of it, I found that my mind had gone blurred; everything was dissolving into a grayish, watery haze.
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À la fin, je me souviens seulement que, de la rue et à travers tout l′espace des salles et des prétoires, pendant que mon avocat continuait à parler, la trompette d′un marchand de glace a résonné jusqu′à moi. J′ai été assailli des souvenirs d′une vie qui ne m′appartenait plus, mais où j′avais trouvé les plus pauvres et les plus tenaces de mes joies : des odeurs d′été, le quartier que j′aimais, un certain ciel du soir, le rire et les robes de Marie. Tout ce que je faisais d′inutile en ce lieu m′est alors remonté à la gorge et je n′ai eu qu′une hâte, c′est qu′on en finisse et que je retrouve ma cellule avec le sommeil. C′est à peine si j′ai entendu mon avocat s′écrier, pour finir, que les jurés ne voudraient pas envoyer à la mort un travailleur honnête perdu par une minute d′égarement et demander les circonstances atténuantes pour un crime dont je traînais déjà, comme le plus sûr de mes châtiments, le remords éternel. La cour a suspendu l′audience et l′avocat s′est assis d′un air épuisé. Mais ses collègues sont venus vers lui pour lui serrer la main. J′ai entendu : « Magnifique, mon cher. » L′un d′eux m′a même pris à témoin : « Hein ? » m′a-t-il dit. J′ai acquiescé, mais mon compliment n′était pas sincère, parce que j′étais trop fatigué.
| Only one incident stands out; toward the end, while my counsel rambled on, I heard the tin trumpet of an ice-cream vendor in the street, a small, shrill sound cutting across the flow of words. And then a rush of memories went through my mind — memories of a life which was mine no longer and had once provided me with the surest, humblest pleasures: warm smells of summer, my favorite streets, the sky at evening, Marie′s dresses and her laugh. The futility of what was happening here seemed to take me by the throat, I felt like vomiting, and I had only one idea: to get it over, to go back to my cell, and sleep ... and sleep. Dimly I heard my counsel making his last appeal. "Gentlemen of the jury, surely you will not send to his death a decent, hard- working young man, because for one tragic moment he lost his self-control? Is he not sufficiently punished by the lifelong remorse that is to be his lot? I confidently await your verdict, the only verdict possible — that of homicide with extenuating circumstances." The court rose, and the lawyer sat down, looking thoroughly exhausted. Some of his colleagues came to him and shook his hand. "You put up a magnificent show, old man," I heard one of them say. Another lawyer even called me to witness: "Fine, wasn′t it?" I agreed, but insincerely; I was far too tired to judge if it had been "fine" or otherwise.
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Pourtant, l′heure déclinait au-dehors et la chaleur était moins forte. Aux quelques bruits de rue que j′entendais, je devinais la douceur du soir. Nous étions là, tous, à attendre. Et ce qu′ensemble nous attendions ne concernait que moi. J′ai encore regardé la salle. Tout était dans le même état que le premier jour. J′ai rencontré le regard du journaliste à la veste grise et de la femme automate. Cela m′a donné à penser que je n′avais pas cherché Marie du regard pendant tout le procès. Je ne l′avais pas oubliée, mais j′avais trop à faire. Je l′ai vue entre Céleste et Raymond. Elle m′a fait un petit signe comme si elle disait : « Enfin », et j′ai vu son visage un peu anxieux qui souriait. Mais je sentais mon cœur ferme et je n′ai même pas pu répondre à son sourire.
| Meanwhile the day was ending and the heat becoming less intense. By some vague sounds that reached me from the street I knew that the cool of the evening had set in. We all sat on, waiting. And what we all were waiting for really concerned nobody but me. I looked round the courtroom. It was exactly as it had been on the first day. I met the eyes of the journalist in gray and the robot woman. This reminded me that not once during the whole hearing had I tried to catch Marie′s eye. It wasn′t that I′d forgotten her; only I was too preoccupied. I saw her now, seated between Celeste and Raymond. She gave me a little wave of her hand, as if to say, "At last!" She was smiling, but I could tell that she was rather anxious. But my heart seemed turned to stone, and I couldn′t even return her smile.
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La cour est revenue. Très vite, on a lu aux jurés une série de questions. J′ai entendu « coupable de meurtre »... « préméditation »... « circonstances atténuantes ». Les jurés sont sortis et l′on m′a emmené dans la petite pièce où j′avais déjà attendu. Mon avocat est venu me rejoindre : il était très volubile et m′a parlé avec plus de confiance et de cordialité qu′il ne l′avait jamais fait. Il pensait que tout irait bien et que je m′en tirerais avec quelques années de prison ou de bagne. Je lui ai demandé s′il y avait des chances de cassation en cas de jugement défavorable. Il m′a dit que non. Sa tactique avait été de ne pas déposer de conclusions pour ne pas indisposer le jury. Il m′a expliqué qu′on ne cassait pas un jugement, comme cela, pour rien. Cela m′a paru évident et je me suis rendu à ses raisons. À considérer froidement la chose, c′était tout à fait naturel. Dans le cas contraire, il y aurait trop de paperasses inutiles. « De toute façon, m′a dit mon avocat, il y a le pourvoi. Mais je suis persuadé que l′issue sera favorable. »
| The judges came back to their seats. Someone read out to the jury, very rapidly, a string of questions. I caught a word here and there. "Murder of malice aforethought ... Provocation ... Extenuating circumstances." The jury went out, and I was taken to the little room where I had already waited. My lawyer came to see me; he was very talkative and showed more cordiality and confidence than ever before. He assured me that all would go well and I′d get off with a few years′ imprisonment or transportation. I asked him what were the chances of getting the sentence quashed. He said there was no chance of that. He had not raised any point of law, as this was apt to prejudice the jury. And it was difficult to get a judgment quashed except on technical grounds. I saw his point, and agreed. Looking at the matter dispassionately, I shared his view. Otherwise there would be no end to litigation. "In any case," the lawyer said, "you can appeal in the ordinary way. But I′m convinced the verdict will be favorable."
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Nous avons attendu très longtemps, près de trois quarts d′heure, je crois. Au bout de ce temps, une sonnerie a retenti. Mon avocat m′a quitté en disant : « Le président du jury va lire les réponses. On ne vous fera entrer que pour l′énoncé du jugement. » Des portes ont claqué. Des gens couraient dans des escaliers dont je ne savais pas s′ils étaient proches ou éloignés. Puis j′ai entendu une voix sourde lire quelque chose dans la salle. Quand la sonnerie a encore retenti, que la porte du box s′est ouverte, c′est le silence de la salle qui est monté vers moi, le silence, et cette singulière sensation que j′ai eue lorsque j′ai constaté que le jeune journaliste avait détourné ses yeux. Je n′ai pas regardé du côté de Marie. Je n′en ai pas eu le temps parce que le président m′a dit dans une forme bizarre que j′aurais la tête tranchée sur une place publique au nom du peuple français. Il m′a semblé alors reconnaître le sentiment que je lisais sur tous les visages. Je crois bien que c′était de la considération. Les gendarmes étaient très doux avec moi. L′avocat a posé sa main sur mon poignet. Je ne pensais plus à rien. Mais le président m′a demandé si je n′avais rien à ajouter. J′ai réfléchi. J′ai dit : « Non. » C′est alors qu′on m′a emmené.
| We waited for quite a while, a good three quarters of an hour, I should say. Then a bell rang. My lawyer left me, saying: "The foreman of the jury will read out the answers. You will be called on after that to hear the judgment." Some doors banged. I heard people hurrying down flights of steps, but couldn′t tell whether they were near by or distant. Then I heard a voice droning away in the courtroom. When the bell rang again and I stepped back into the dock, the silence of the courtroom closed in round me, and with the silence came a queer sensation when I noticed that, for the. first time, the young journalist kept his eyes averted. I didn′t look in Marie′s direction. In fact, I had no time to look, as the presiding judge had already started pronouncing a rigmarole to the effect that "in the name of the French people" I was to be decapitated in some public place. It seemed to me then that I could interpret the look on the faces of those present; it was one of almost respectful sympathy. The policemen, too, handled me very gently. The lawyer placed his hand on my wrist. I had stopped thinking altogether. I heard the Judge′s voice asking if I had anything more to say. After thinking for a moment, I answered, "No." Then the policemen led me out.
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II - V
| II - V
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Pour la troisième fois, j′ai refusé de recevoir l′aumônier. Je n′ai rien à lui dire, je n′ai pas envie de parler, je le verrai bien assez tôt. Ce qui m′intéresse en ce moment, c′est d′échapper à la mécanique, de savoir si l′inévitable peut avoir une issue. On m′a changé de cellule. De celle-ci, lorsque je suis allongé, je vois le ciel et je ne vois que lui. Toutes mes journées se passent à regarder sur son visage le déclin des couleurs qui conduit le jour à la nuit. Couché, je passe les mains sous ma tête et j′attends. Je ne sais combien de fois je me suis demandé s′il y avait des exemples de condamnés à mort qui eussent échappé au mécanisme implacable, disparu avant l′exécution, rompu les cordons d′agents. Je me reprochais alors de n′avoir pas prêté assez d′attention aux récits d′exécution. On devrait toujours s′intéresser à ces questions. On ne sait jamais ce qui peut arriver. Comme tout le monde, j′avais lu des comptes rendus dans les journaux. Mais il y avait certainement des ouvrages spéciaux que le n′avais jamais eu la curiosité de consulter. Là, peut-être, j′aurais trouvé des récits d′évasion. J′aurais appris que dans un cas au moins la roue s′était arrêtée, que dans cette préméditation irrésistible, le hasard et la chance, une fois seulement, avaient changé quelque chose. Une fois ! Dans un sens, je crois que cela m′aurait suffi. Mon cœur aurait fait le reste. Les journaux parlaient souvent d′une dette qui était due à la société. Il fallait, selon eux, la payer. Mais cela ne parle pas à l′imagination. Ce qui comptait, c′était une possibilité d′évasion, un saut hors du rite implacable, une course à la folie qui offrit toutes les chances de l′espoir. Naturellement, l′espoir, c′était d′être abattu au coin d′une rue, en pleine course, et d′une balle à la volée. Mais, tout bien considéré, rien ne me permettait ce luxe, tout me l′interdisait, la mécanique me reprenait.
| I HAVE just refused, for the third time, to see the prison chaplain. I have nothing to say to him, don′t feel like talking — and shall be seeing him quite soon enough, anyway. The only thing that interests me now is the problem of circumventing the machine, learning if the inevitable admits a loophole. They have moved me to another cell. In this one, lying on my back, I can see the sky, and there is nothing else to see. All my time is spent in watching the slowly changing colors of the sky, as day moves on to night. I put my hands behind my head, gaze up, and wait. This problem of a loophole obsesses me; I am always wondering if there have been cases of condemned prisoners′ escaping from the implacable machinery of justice at the last moment, breaking through the police cordon, vanishing in the nick of time before the guillotine falls. Often and often I blame myself for not having given more attention to accounts of public executions. One should always take an interest in such matters. There′s never any knowing what one may come to. Like everyone else I′d read descriptions of executions in the papers. But technical books dealing with this subject must certainly exist; only I′d never felt sufficiently interested to look them up. And in these books I might have found escape stories. Surely they′d have told me that in one case, anyhow, the wheels had stopped; that once, if only once, in that inexorable march of events, chance or luck had played a happy part. Just once! In a way I think that single instance would have satisfied me. My emotion would have done the rest. The papers often talk of "a debt owed to society" — a debt which, according to them, must be paid by the offender. But talk of that sort doesn′t touch the imagination. No, the one thing that counted for me was the possibility of making a dash for it and defeating their bloodthirsty rite; of a mad stampede to freedom that would anyhow give me a moment′s hope, the gambler′s last throw. Naturally, all that "hope" could come to was to be knocked down at the corner of a street or picked off by a bullet in my back. But, all things considered, even this luxury was forbidden me; I was caught in the rattrap irrevocably.
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Malgré ma bonne volonté, je ne pouvais pas accepter cette certitude insolente. Car enfin, il y avait une disproportion ridicule entre le jugement qui l′avait fondée et son déroulement imperturbable à partir du moment où ce jugement avait été prononcé. Le fait que la sentence avait été lue à vingt heures plutôt qu′à dix-sept, le fait qu′elle aurait pu être tout autre, qu′elle avait été prise par des hommes qui changent de linge, qu′elle avait été portée au crédit d′une notion aussi imprécise que le peuple français (ou allemand, ou chinois), il me semblait bien que tout cela enlevait beaucoup de sérieux à une telle décision. Pourtant, j′étais obligé de reconnaître que dès la seconde où elle avait été prise, ses effets devenaient aussi certains, aussi sérieux, que la présence de ce mur tout le long duquel j′écrasais mon corps.
| Try as I might, I couldn′t stomach this brutal certitude. For really, when one came to think of it, there was a disproportion between the judgment on which it was based and the unalterable sequence of events starting from the moment when that judgment was delivered. The fact that the verdict was read out at eight P.M. rather than at five, the fact that it might have been quite different, that it was given by men who change their underclothes, and was credited to so vague an entity as the "French people" — for that matter, why not to the Chinese or the German people? — all these facts seemed to deprive the court′s decision of much of its gravity. Yet I could but recognize that, from the moment the verdict was given, its effects became as cogent, as tangible, as, for example, this wall against which I was lying, pressing my back to it.
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Je me suis souvenu dans ces moments d′une histoire que maman me racontait à propos de mon père. Je ne l′avais pas connu. Tout ce que je connaissais de précis sur cet homme, c′était peut-être ce que m′en disait alors maman : il était allé voir exécuter un assassin. Il était malade à l′idée d′y aller. Il l′avait fait cependant et au retour il avait vomi une partie de la matinée. Mon père me dégoûtait un peu alors. Maintenant, je comprenais, c′était si naturel. Comment n′avais-je pas vu que rien n′était plus important qu′une exécution capitale et que, en somme, c′était la seule chose vraiment intéressante pour un homme ! Si jamais je sortais de cette prison, j′irais voir toutes les exécutions capitales. J′avais tort, je crois, de penser à cette possibilité. Car à l′idée de me voir libre par un petit matin derrière un cordon d′agents, de l′autre côté en quelque sorte, à l′idée d′être le spectateur qui vient voir et qui pourra vomir après, un flot de joie empoisonnée me montait au cœur. Mais ce n′était pas raisonnable. J′avais tort de me laisser aller à ces suppositions parce que, l′instant d′après, j′avais si affreusement froid que je me recroquevillais sous ma couverture. le claquais des dents sans pouvoir me retenir.
| When such thoughts crossed my mind, I remembered a story Mother used to tell me about my father. I never set eyes on him. Perhaps the only things I really knew about him were what Mother had told me. One of these was that he′d gone to see a murderer executed. The mere thought of it turned his stomach. But he′d seen it through and, on coming home, was violently sick. At the time, I found my father′s conduct rather disgusting. But now I understood; it was so natural. How had I failed to recognize that nothing was more important than an execution; that, viewed from one angle, it′s the only thing that can genuinely interest a man? And I decided that, if ever I got out of jail, I′d attend every execution that took place. I was unwise, no doubt, even to consider this possibility. For, the moment I′d pictured myself in freedom, standing behind a double rank of policemen — on the right side of the line, so to speak — the mere thought of being an onlooker who comes to see the show, and can go home and vomit afterward, flooded my mind with a wild, absurd exultation. It was a stupid thing to let my imagination run away with me like that; a moment later I had a shivering fit and had to wrap myself closely in my blanket. But my teeth went on chattering; nothing would stop them.
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Mais, naturellement, on ne peut pas être toujours raisonnable. D′autres fois, par exemple, je faisais des projets de loi. Je réformais les pénalités. J′avais remarqué que l′essentiel était de donner une chance au condamné. Une seule sur mille, cela suffisait pour arranger bien des choses. Ainsi, il me semblait qu′on pouvait trouver une combinaison chimique dont l′absorption tuerait le patient (je pensais : le patient) neuf fois sur dix. Lui le saurait, c′était la condition. Car en réfléchissant bien, en considérant les choses avec calme, je constatais que ce qui était défectueux avec le couperet, c′est qu′il n′y avait aucune chance, absolument aucune. Une fois pour toutes, en somme, la mort du patient avait été décidée. C′était une affaire classée, une combinaison bien arrêtée, un accord entendu et sur lequel il n′était pas question de revenir. Si le coup ratait, par extraordinaire, on recommençait. Par suite, ce qu′il y avait d′ennuyeux, c′est qu′il fallait que le condamné souhaitât le bon fonctionnement de la machine. Je dis que c′est le côté défectueux. Cela est vrai, dans un sens. Mais, dans un autre sens, j′étais obligé de reconnaître que tout le secret d′une bonne organisation était là. En somme, le condamné était obligé de collaborer moralement. C′était son intérêt que tout marchât sans accroc.
| Still, obviously, one can′t be sensible all the time. Another equally ridiculous fancy of mine was to frame new laws, altering the penalties. What was wanted, to my mind, was to give the criminal a chance, if only a dog′s chance; say, one chance in a thousand. There might be some drug, or combination of drugs, which would kill the patient (I thought of him as "the patient") nine hundred and ninety times in a thousand. That he should know this was, of course, essential. For after taking much thought, calmly, I came to the conclusion that what was wrong about the guillotine was that the condemned man had no chance at all, absolutely none. In fact, the patient′s death had been ordained irrevocably. It was a foregone conclusion. If by some fluke the knife didn′t do its job, they started again. So it came to this, that — against the grain, no doubt — the condemned man had to hope the apparatus was in good working order! This, I thought, was a flaw in the system; and, on the face of it, my view was sound enough. On the other hand, I had to admit it proved the efficiency of the system. It came to this; the man under sentence was obliged to collaborate mentally, it was in his interest that all should go off without a hitch.
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J′étais obligé de constater aussi que jusqu′ici j′avais eu sur ces questions des idées qui n′étaient pas justes. J′ai cru longtemps — et je ne sais pas pourquoi — que pour aller à la guillotine, il fallait monter sur un échafaud, gravir des marches. Je crois que c′était à cause de la Révolution de 1789, je veux dire à cause de tout ce qu′on m′avait appris ou fait voir sur ces questions. Mais un matin, je me suis souvenu d′une photographie publiée par les journaux à l′occasion d′une exécution retentissante. En réalité, la machine était posée à même le sol, le plus simplement du monde. Elle était beaucoup plus étroite que je ne le pensais. C′était assez drôle que je ne m′en fusse pas avisé plus tôt. Cette machine sur le cliché m′avait frappé par son aspect d′ouvrage de précision, fini et étincelant. On se fait toujours des idées exagérées de ce qu′on ne connaît pas. Je devais constater au contraire que tout était simple : la machine est au même niveau que l′homme qui marche vers elle. Il la rejoint comme on marche à la rencontre d′une personne. Cela aussi était ennuyeux. La montée vers l′échafaud, l′ascension en plein ciel, l′imagination pouvait s′y raccrocher. Tandis que, la encore, la mécanique écrasait tout : on était tué discrètement, avec un peu de honte et beaucoup de précision.
| Another thing I had to recognize was that, until now, I′d had wrong ideas on the subject. For some reason I′d always supposed that one had to go up steps and climb on to a scaffold, to be guillotined. Probably that was because of the 1789 Revolution; I mean, what I′d learned about it at school, and the pictures I had seen. Then one morning I remembered a photograph the newspapers had featured on the occasion of the execution of a famous criminal. Actually the apparatus stood on the ground; there was nothing very impressing about it, and it was much narrower than I′d imagined. It struck me as rather odd that picture had escaped my memory until now. What had struck me at the time was the neat appearance of the guillotine; its shining surfaces and finish reminded me of some laboratory instrument. One always has exaggerated ideas about what one doesn′t know. Now I had to admit it seemed a very simple process, getting guillotined; the machine is on the same level as the man, and he walks toward it as he steps forward to meet somebody he knows. In a sense, that, too, was disappointing. The business of climbing a scaffold, leaving the world below, so to speak, gave something for a man′s imagination to get hold of. But, as it was, the machine dominated everything; they killed you discreetly, with a hint of shame and much efficiency.
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Il y avait aussi deux choses à quoi je réfléchissais tout le temps : l′aube et mon pourvoi. Je me raisonnais cependant et j′essayais de n′y plus penser. Je m′étendais, je regardais le ciel, je m′efforçais de m′y intéresser. Il devenait vert, c′était le soir. Je faisais encore un effort pour détourner le cours de mes pensées. J′écoutais mon cœur. Je ne pouvais imaginer que ce bruit qui m′accompagnait depuis si longtemps put jamais cesser. Je n′ai jamais eu de véritable imagination. J′essayais pourtant de me représenter une certaine seconde où le battement de ce cœur ne se prolongerait plus dans ma tête. Mais en vain. L′aube ou mon pourvoi étaient là. Je finissais par me dire que le plus raisonnable était de ne pas me contraindre.
| There were two other things about which I was always thinking: the dawn and my appeal. However, I did my best to keep my mind off these thoughts. I lay down, looked up at the sky, and forced myself to study it. When the light began to turn green I knew that night was coming. Another thing I did to deflect the course of my thoughts was to listen to my heart. I couldn′t imagine that this faint throbbing which had been with me for so long would ever cease. Imagination has never been one of my strong points. Still, I tried to picture a moment when the beating of my heart no longer echoed in my head. But, in vain. The dawn and my appeal were still there. And I ended by believing it was a silly thing to try to force one′s thoughts out of their natural groove.
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C′est à l′aube qu′ils venaient, je le savais. En somme, j′ai occupé mes nuits à attendre cette aube. Je n′ai jamais aimé être surpris. Quand il m′arrive quelque chose, je préfère être là. C′est pourquoi j′ai fini par ne plus dormir qu′un peu dans mes journées et, tout le long de mes nuits, j′ai attendu patiemment que la lumière naisse sur la vitre du ciel. Le plus difficile, c′était l′heure douteuse où je savais qu′ils opéraient d′habitude. Passé minuit, j′attendais et je guettais. Jamais mon oreille n′avait perçu tant de bruits, distingué de sons si tenus. Je peux dire, d′ailleurs, que d′une certaine façon j′ai eu de la chance pendant toute cette période, puisque je n′ai jamais entendu de pas. Maman disait souvent qu′on n′est jamais tout à fait malheureux. Je l′approuvais dans ma prison, quand le ciel se colorait et qu′un nouveau jour glissait dans ma cellule. Parce qu′aussi bien, j′aurais pu entendre des pas et mon cœur aurait pu éclater. Même si le moindre glissement me jetait à la porte, même si, l′oreille collée au bois, j′attendais éperdument jusqu′à ce que j′entende ma propre respiration, effrayé de la trouver rauque et si pareille au râle d′un chien, au bout du compte mon cœur n′éclatait pas et j′avais encore gagné vingt-quatre heures.
| They always came for one at dawn; that much I knew. So, really, all my nights were spent in waiting for that dawn. I have never liked being taken by surprise. When something happens to me I want to be ready for it. That′s why I got into the habit of sleeping off and on in the daytime and watching through the night for the first hint of daybreak in the dark dome above. The worst period of the night was that vague hour when, I knew, they usually come; once it was after midnight I waited, listening intently. Never before had my ears perceived so many noises, such tiny sounds. Still, I must say I was lucky in one respect; never during any of those periods did I hear footsteps. Mother used to say that however miserable one is, there′s always something to be thankful for. And each morning, when the sky brightened and light began to flood my cell, I agreed with her. Because I might just as well have heard footsteps, and felt my heart shattered into bits. Even though the faintest rustle sent me hurrying to the door and, pressing an ear to the rough, cold wood, I listened so intently that I could hear my breathing, quick and hoarse like a dog′s panting — even so there was an end; my heart hadn′t split, and I knew I had another twenty-four hours′ respite.
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Pendant tout le jour, il y avait mon pourvoi. Je crois que j′ai tiré le meilleur parti de cette idée. Je calculais mes effets et j′obtenais de mes réflexions le meilleur rendement. Je prenais toujours la plus mauvaise supposition : mon pourvoi était rejeté. « Eh bien, je mourrai donc. » Plus tôt que d′autres, c′était évident. Mais tout le monde sait que la vie ne vaut pas la peine d′être vécue. Dans le fond, je n′ignorais pas que mourir à trente ans ou à soixante-dix ans importe peu puisque, naturellement, dans les deux cas, d′autres hommes et d′autres femmes vivront, et cela pendant des milliers d′années. Rien n′était plus clair, en somme. C′était toujours moi qui mourrais, que ce soit maintenant ou dans vingt ans. À ce moment, ce qui me gênait un peu dans mon raisonnement, c′était ce bond terrible que je sentais en moi à la pensée de vingt ans de vie à venir. Mais je n′avais qu′à l′étouffer en imaginant ce que seraient mes pensées dans vingt ans quand il me faudrait quand même en venir là. Du moment qu′on meurt, comment et quand, cela n′importe pas, c′était évident. Donc (et le difficile c′était de ne pas perdre de vue tout ce que ce « donc » représentait de raisonnements), donc, je devais accepter le rejet de mon pourvoi.
| Then all day there was my appeal to think about. I made the most of this idea, studying my effects so as to squeeze out the maximum of consolation. Thus, I always began by assuming the worst; my appeal was dismissed. That meant, of course, I was to die. Sooner than others, obviously. "But," I reminded myself, "it′s common knowledge that life isn′t worth living, anyhow." And, on a wide view, I could see that it makes little difference whether one dies at the age of thirty or threescore and ten — since, in either case, other men and women will continue living, the world will go on as before. Also, whether I died now or forty years hence, this business of dying had to be got through, inevitably. Still, somehow this line of thought wasn′t as consoling as it should have been; the idea of all those years of life in hand was a galling reminder! However, I could argue myself out of it, by picturing what would have been my feelings when my term was up, and death had cornered me. Once you′re up against it, the precise manner of your death has obviously small importance. Therefore — but it was hard not to lose the thread of the argument leading up to that "therefore" — I should be prepared to face the dismissal of my appeal.
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À ce moment, à ce moment seulement, j′avais pour ainsi dire le droit, je me donnais en quelque sorte la permission d′aborder la deuxième hypothèse : j′étais gracié. L′ennuyeux, c′est qu′il fallait rendre moins fougueux cet élan du sang et du corps qui me piquait les yeux d′une joie insensée. Il fallait que je m′applique à réduire ce cri, à le raisonner. Il fallait que je sois naturel même dans cette hypothèse, pour rendre plus plausible ma résignation dans la première. Quand j′avais réussi, j′avais gagné une heure de calme. Cela, tout de même, était à considérer.
| At this stage, but only at this stage, I had, so to speak, the right, and accordingly I gave myself leave, to consider the other alternative; that my appeal was successful. And then the trouble was to calm down that sudden rush of joy racing through my body and even bringing tears to my eyes. But it was up to me to bring my nerves to heel and steady my mind; for, even in considering this possibility, I had to keep some order in my thoughts, so as to make my consolations, as regards the first alternative, more plausible. When I′d succeeded, I had earned a good hour′s peace of mind; and that, anyhow, was something.
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C′est à un semblable moment que j′ai refusé une fois de plus de recevoir l′aumônier. J′étais étendu et je devinais l′approche du soir d′été à une certaine blondeur du ciel. Je venais de rejeter mon pourvoi et je pouvais sentir les ondes de mon sang circuler régulièrement en moi. Je n′avais pas besoin de voir l′aumônier. Pour la première fois depuis bien longtemps, j′ai pensé à Marie. Il y avait de longs jours qu′elle ne m′écrivait plus. Ce soir-là, j′ai réfléchi et je me suis dit qu′elle s′était peut-être fatiguée d′être la maîtresse d′un condamné à mort. L′idée m′est venue aussi qu′elle était peut-être malade ou morte. C′était dans l′ordre des choses. Comment l′aurais-je su puisqu′en dehors de nos deux corps maintenant séparés, rien ne nous liait et ne nous rappelait l′un à l′autre. À partir de ce moment, d′ailleurs, le souvenir de Marie m′aurait été indifférent. Morte, elle ne m′intéressait plus. Je trouvais cela normal comme je comprenais très bien que les gens m′oublient après ma mort. Ils n′avaient plus rien à faire avec moi. Je ne pouvais même pas dire que cela était dur à penser.
| It was at one of these moments that I refused once again to see the chaplain. I was lying down and could mark the summer evening coming on by a soft golden glow spreading across the sky. I had just turned down my appeal, and felt my blood circulating with slow, steady throbs. No, I didn′t want to see the chaplain. ... Then I did something I hadn′t done for quite a while; I fell to thinking about Marie. She hadn′t written for ages; probably, I surmised, she had grown tired of being the mistress of a man sentenced to death. Or she might be ill, or dead. After all, such things happen. How could I have known about it, since, apart from our two bodies, separated now, there was no link between us, nothing to remind us of each other? Supposing she were dead, her memory would mean nothing; I couldn′t feel an interest in a dead girl. This seemed to me quite normal; just as I realized people would soon forget me once I was dead. I couldn′t even say that this was hard to stomach; really, there′s no idea to which one doesn′t get acclimatized in time.
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C′est à ce moment précis que l′aumônier est entré. Quand je l′ai vu, j′ai eu un petit tremblement. Il s′en est aperçu et m′a dit de ne pas avoir peur. Je lui ai dit qu′il venait d′habitude à un autre moment. Il m′a répondu que c′était une visite tout amicale qui n′avait rien à voir avec mon pourvoi dont il ne savait rien. Il s′est assis sur ma couchette et m′a invité à me mettre près de lui. J′ai refusé. Je lui trouvais tout de même un air très doux.
| My thoughts had reached this point when the chaplain walked in, unannounced. I couldn′t help giving a start on seeing him. He noticed this evidently, as he promptly told me not to be alarmed. I reminded him that usually his visits were at another hour, and for a pretty grim occasion. This, he replied, was just a friendly visit; it had no concern with my appeal, about which he knew nothing. Then he sat down on my bed, asking me to sit beside him. I refused — not because I had anything against him; he seemed a mild, amiable man.
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Il est resté un moment assis, les avant-bras sur les genoux, la tête baissée, à regarder ses mains. Elles étaient fines et musclées, elles me faisaient penser à deux bêtes agiles. Il les a frottées lentement l′une contre l′autre. Puis il est resté ainsi, la tête toujours baissée, pendant si longtemps que j′ai eu l′impression, un instant, que je l′avais oublié.
| He remained quite still at first, his arms resting on his knees, his eyes fixed on his hands. They were slender but sinewy hands, which made me think of two nimble little animals. Then he gently rubbed them together. He stayed so long in the same position that for a while I almost forgot he was there.
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Mais il a relevé brusquement la tête et m′a regardé en face : « Pourquoi, m′a-t-il dit, refusez-vous mes visites ? » J′ai répondu que je ne croyais pas en Dieu. Il a voulu savoir si j′en étais bien sûr et j′ai dit que je n′avais pas à me le demander : cela me paraissait une question sans importance. Il s′est alors renversé en arrière et s′est adossé au mur, les mains à plat sur les cuisses. Presque sans avoir l′air de me parler, il a observé qu′on se croyait sûr, quelquefois, et, en réalité, on ne l′était pas. Je ne disais rien. Il m′a regardé et m′a interrogé : « Qu′en pensez-vous ? » J′ai répondu que c′était possible. En tout cas, je n′étais peut-être pas sûr de ce qui m′intéressait réellement, mais j′étais tout à fait sur de ce qui ne m′intéressait pas. Et justement, ce dont il me parlait ne m′intéressait pas.
| All of a sudden he jerked his head up and looked me in the eyes. "Why," he asked, "don′t you let me come to see you?" I explained that I didn′t believe in God. "Are you really so sure of that?" I said I saw no point in troubling my head about the matter; whether I believed or didn′t was, to my mind, a question of so little importance. He then leaned back against the wall, laying his hands flat on his thighs. Almost without seeming to address me, he remarked that he′d often noticed one fancies one is quite sure about something, when in point of fact one isn′t. When I said nothing, he looked at me again, and asked: "Don′t you agree?" I said that seemed quite possible. But, though I mightn′t be so sure about what interested me, I was absolutely sure about what didn′t interest me. And the question he had raised didn′t interest me at all.
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Il a détourné les yeux et, toujours sans changer de position, m′a demandé si je ne parlais pas ainsi par excès de désespoir. Je lui ai expliqué que je n′étais pas désespéré. J′avais seulement peur, c′était bien naturel. « Dieu vous aiderait alors, a-t-il remarqué. Tous ceux que j′ai connus dans votre cas se retournaient vers lui. » J′ai reconnu que c′était leur droit. Cela prouvait aussi qu′ils en avaient le temps. Quant à moi, je ne voulais pas qu′on m′aidât et justement le temps me manquait pour m′intéresser à ce qui ne m′intéressait pas.
| He looked away and, without altering his posture, asked if it was because I felt utterly desperate that I spoke like this. I explained that it wasn′t despair I felt, but fear — which was natural enough. "In that case," he said firmly, "God can help you. All the men I′ve seen in your position turned to Him in their time of trouble." Obviously, I replied, they were at liberty to do so, if they felt like it. I, however, didn′t want to be helped, and I hadn′t time to work up interest for something that didn′t interest me.-
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À ce moment, ses mains ont eu un geste d′agacement, mais il s′est redressé et a arrangé les plis de sa robe. Quand il a eu fini, il s′est adressé à moi en m′appelant « mon ami » : s′il me parlait ainsi ce n′était pas parce que j′étais condamné à mort ; à son avis, nous étions tous condamnés à mort. Mais je l′ai interrompu en lui disant que ce n′était pas la même chose et que, d′ailleurs, ce ne pouvait être, en aucun cas, une consolation. « Certes, a-t-il approuvé. Mais vous mourrez plus tard si vous ne mourez pas aujourd′hui. La même question se posera alors. Comment aborderez-vous cette terrible épreuve ? » J′ai répondu que je l′aborderais exactement comme je l′abordais en ce moment.
| He fluttered his hands fretfully; then, sitting up, smoothed out his cassock. When this was done he began talking again, addressing me as "my friend." It wasn′t because I′d been condemned to death, he said, that he spoke to me in this way. In his opinion every man on the earth was under sentence of death. There, I interrupted him; that wasn′t the same thing, I pointed out, and, what′s more, could be no consolation. He nodded. "Maybe. Still, if you don′t die soon, you′ll die one day. And then the same question will arise. How will you face that terrible, final hour?" I replied that I′d face it exactly as I was facing it now.
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Il s′est levé a ce mot et m′a regardé droit dans les yeux. C′est un jeu que je connaissais bien. Je m′en amusais souvent avec Emmanuel ou Céleste et, en général, ils détournaient leurs yeux. L′aumônier aussi connaissait bien ce jeu, je l′ai tout de suite compris : son regard ne tremblait pas. Et sa voix non plus n′a pas tremblé quand il m′a dit : « N′avez-vous donc aucun espoir et vivez-vous avec la pensée que vous allez mourir tout entier ? — Oui », aI - je répondu.
| Thereat he stood up, and looked me straight in the eyes. It was a trick I knew well. I used to amuse myself trying it on Emmanuel and Celeste, and nine times out of ten they′d look away uncomfortably. I could see the chaplain was an old hand at it, as his gaze never faltered. And his voice was quite steady when he said: "Have you no hope at all? Do you really think that when you die you die outright, and nothing remains?" I said: "Yes."
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Alors, il a baissé la tête et s′est rassis. Il m′a dit qu′il me plaignait. Il jugeait cela impossible à supporter pour un homme. Moi, j′ai seulement senti qu′il commençait à m′ennuyer. Je me suis détourné à mon tour et je suis allé sous la lucarne. Je m′appuyais de l′épaule contre le mur. Sans bien le suivre, j′ai entendu qu′il recommençait à m′interroger. Il parlait d′une voix inquiète et pressante. J′ai compris qu′il était ému et je l′ai mieux écouté.
| He dropped his eyes and sat down again. He was truly sorry for me, he said. It must make life unbearable for a man, to think as I did. The priest was beginning to bore me, and, resting a shoulder on the wall, just beneath the little skylight, I looked away. Though I didn′t trouble much to follow what he said, I gathered he was questioning me again. Presently his tone became agitated, urgent, and, as I realized that he was genuinely distressed, I began to pay more attention.
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Il me disait sa certitude que mon pourvoi serait accepté, mais je portais le poids d′un péché dont il fallait me débarrasser. Selon lui, la justice des hommes n′était rien et la justice de Dieu tout. J′ai remarqué que c′était la première qui m′avait condamné. Il m′a répondu qu′elle n′avait pas, pour autant, lavé mon pêche. Je lui ai dit que je ne savais pas ce qu′était un péché. On m′avait seulement appris que j′étais un coupable. J′étais coupable, je payais, on ne pouvait rien me demander de plus. À ce moment, il s′est levé à nouveau et j′ai pensé que dans cette cellule si étroite, s′il voulait remuer, il n′avait pas le choix. Il fallait s′asseoir ou se lever.
| He said he felt convinced my appeal would succeed, but I was saddled with a load of guilt, of which I must get rid. In his view man′s justice was a vain thing; only God′s justice mattered. I pointed out that the former had condemned me. Yes, he agreed, but it hadn′t absolved me from my sin. I told him that I wasn′t conscious of any "sin"; all I knew was that I′d been guilty of a criminal offense. Well, I was paying the penalty of that offense, and no one had the right to expect anything more of me. Just then he got up again, and it struck me that if he wanted to move in this tiny cell, almost the only choice lay between standing up and sitting down.
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J′avais les yeux fixés au sol. Il a fait un pas vers moi et s′est arrêté, comme s′il n′osait avancer. Il regardait le ciel à travers les barreaux. « Vous vous trompez, mon fils, m′a-t-il dit, on pourrait vous demander plus. On vous le demandera peut-être. — Et quoi donc ? — On pourrait vous demander de voir. — Voir quoi ? »
| I was staring at the floor. He took a single step toward me, and halted, as if he didn′t dare to come nearer. Then he looked up through the bars at the sky. "You′re mistaken, my son," he said gravely. "There′s more that might be required of you. And perhaps it will be required of you." "What do you mean?" "You might be asked to see ..." "To see what?"
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Le prêtre a regardé tout autour de lui et il a répondu d′une voix que j′ai trouvée soudain très lasse : « Toutes ces pierres suent la douleur, je le sais. Je ne les ai jamais regardées sans angoisse. Mais, du fond du cœur, je sais que les plus misérables d′entre vous ont vu sortir de leur obscurité un visage divin. C′est ce visage qu′on vous demande de voir. »
| Slowly the priest gazed round my cell, and I was struck by the sadness of his voice when he replied: "These stone walls, I know it only too well, are steeped in human suffering. I′ve never been able to look at them without a shudder. And yet — believe me, I am speaking from the depths of my heart — I know that even the wretchedest amongst you have sometimes seen, taking form against that grayness, a divine face. It′s that face you are asked to see."
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Je me suis un peu animé. J′ai dit qu′il y avait des mois que je regardais ces murailles. Il n′y avait rien ni personne que je connusse mieux au monde. Peut-être, il y a bien longtemps, y avais-je cherché un visage. Mais ce visage avait la couleur du soleil et la flamme du désir : c′était celui de Marie. Je l′avais cherché en vain. Maintenant, c′était fini. Et dans tous les cas, je n′avais rien vu surgir de cette sueur de pierre.
| This roused me a little. I informed him that I′d been staring at those walls for months; there was nobody, nothing in the world, I knew better than I knew them. And once upon a time, perhaps, I used to try to see a face. But it was a sun-gold face, lit up with desire — Marie′s face. I had no luck; I′d never seen it, and now I′d given up trying. Indeed, I′d never seen anything "taking form," as he called it, against those gray walls.
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L′aumônier m′a regardé avec une sorte de tristesse. J′étais maintenant complètement adossé à la muraille et le jour me coulait sur le front. Il a dit quelques mots que je n′ai pas entendus et m′a demandé très vite si je lui permettais de m′embrasser : « Non », aI - je répondu. Il s′est retourné et a marché vers le mur sur lequel il a passé sa main lentement : « Aimez-vous donc cette terre à ce point ? » a-t-il murmuré. Je n′ai rien répondu.
| The chaplain gazed at me with a sort of sadness. I now had my back to the wall and light was flowing over my forehead. He muttered some words I didn′t catch; then abruptly asked if he might kiss me. I said, "No." Then he turned, came up to the wall, and slowly drew his hand along it. "Do you really love these earthly things so very much?" he asked in a low voice. I made no reply.
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Il est resté assez longtemps détournée. Sa présence me pesait et m′agaçait. J′allais lui dire de partir, de me laisser, quand il s′est écrié tout d′un coup avec une sorte d′éclat, en se retournant vers moi : « Non, je ne peux pas vous croire. Je suis sûr qu′il vous est arrivé de souhaiter une autre vie. » Je lui ai répondu que naturellement, mais cela n′avait pas plus d′importance que de souhaiter d′être riche, de nager très vite ou d′avoir une bouche mieux faite. C′était du même ordre. Mais lui m′a arrêté et il voulait savoir comment je voyais cette autre vie. Alors, je lui ai crié : « Une vie où je pourrais me souvenir de celle-ci », et aussitôt je lui ai dit que j′en avais assez. Il voulait encore me parler de Dieu, mais je me suis avancé vers lui et j′ai tenté de lui expliquer une dernière fois qu′il me restait peu de temps. Je ne voulais pas le perdre avec Dieu. Il a essayé de changer de sujet en me demandant pourquoi je l′appelais « monsieur » et non pas « mon père ». Cela m′a énervée je lui ai répondu qu′il n′était pas mon père : il était avec les autres.
| For quite a while he kept his eyes averted. His presence was getting more and more irksome, and I was on the point of telling him to go, and leave me in peace, when all of a sudden he swung round on me, and burst out passionately: "No! No! I refuse to believe it. I′m sure you′ve often wished there was an afterlife." Of course I had, I told him. Everybody has that wish at times. But that had no more importance than wishing to be rich, or to swim very fast, or to have a better- shaped mouth. It was in the same order of things. I was going on in the same vein, when he cut in with a question. How did I picture the life after the grave? I fairly bawled out at him: "A life in which I can remember this life on earth. That′s all I want of it." And in the same breath I told him I′d had enough of his company. But, apparently, he had more to say on the subject of God. I went close up to him and made a last attempt to explain that I′d very little time left, and I wasn′t going to waste it on God.- Then he tried to change the subject by asking me why I hadn′t once addressed him as "Father," seeing that he was a priest. That irritated me still more, and I told him he wasn′t my father; quite the contrary, he was on the others′ side.
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— Non, mon. fils, a-t-il dit en mettant la main sur mon épaule. Je suis avec vous. Mais vous ne pouvez pas le savoir parce que vous avez un cœur aveugle. Je prierai pour vous.
| "No, no, my son," he said, laying his hand on my shoulder. "I′m on your side, though you don′t realize it — because your heart is hardened. But I shall pray for you."
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Alors, je ne sais pas pourquoi, il y a quelque chose qui a crevé en moi. Je me suis mis à crier à plein gosier et je l′ai insulté et je lui ai dit de ne pas prier. Je l′avais pris par le collet de sa soutane. Je déversais sur lui tout le fond de mon cœur avec des bondissements mêlés de joie et de colère. Il avait l′air si certain, n′est-ce pas ? Pourtant, aucune de ses certitudes ne valait un cheveu de femme. Il n′était même pas sûr d′être en vie puisqu′il vivait comme un mort. Moi, j′avais l′air d′avoir les mains vides. Mais j′étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sur de ma vie et de cette mort qui allait venir. Oui, je n′avais que cela. Mais du moins, je tenais cette vérité autant qu′elle me tenait. J′avais eu raison, j′avais encore raison, j′avais toujours raison. J′avais vécu de telle façon et j′aurais pu vivre de telle autre. J′avais fait ceci et je n′avais pas fait cela. Je n′avais pas fait telle chose alors que j′avais fait cette autre. Et après ? C′était comme si j′avais attendu pendant tout le temps cette minute et cette petite aube où je serais justifié. Rien, rien n′avait d′importance et je savais bien pourquoi. Lui aussi savait pourquoi. Du fond de mon avenir, pendant toute cette vie absurde que j′avais menée, un souffle obscur remontait vers moi à travers des années qui n′étaient pas encore venues et ce souffle égalisait sur son passage tout ce qu′on me proposait alors dans les années pas plus réelles que je vivais. Que m′importaient la mort des autres, l′amour d′une mère, que m′importaient son Dieu, les vies qu′on choisit, les destins qu′on élit, puisqu′un seul destin devait m′élire moI - même et avec moi des milliards de privilégiés qui, comme lui, se disaient mes frères. Comprenait-il, comprenait-il donc ? Tout le monde était privilégié. Il n′y avait que des privilégiés. Les autres aussi, on les condamnerait un jour. Lui aussi, on le condamnerait. Qu′importait si, accusé de meurtre, il était exécuté pour n′avoir pas pleuré à l′enterrement de sa mère ? Le chien de Salamano valait autant que sa femme. La petite femme automatique était aussi coupable que la Parisienne que Masson avait épousée ou que Marie qui avait envie que je l′épouse. Qu′importait que Raymond fût mon copain autant que Céleste qui valait mieux que lui ? Qu′importait que Marie donnât aujourd′hui sa bouche à un nouveau Meursault ? Comprenait-il donc, ce condamné, et que du fond de mon avenir... J′étouffais en criant tout ceci. Mais, déjà, on m′arrachait l′aumônier des mains et les gardiens me menaçaient. Lui, cependant, les a calmés et m′a regardé un moment en silence. Il avait les yeux pleins de larmes. Il s′est détourné et il a disparu.
| Then, I don′t know how it was, but something seemed to break inside me, and I started yelling at the top of my voice. I hurled insults at him, I told him not to waste his rotten prayers on me; it was better to burn than to disappear. I′d taken him by the neckband of his cassock, and, in a sort of ecstasy of joy and rage, I poured out on him all the thoughts that had been simmering in my brain. He seemed so cocksure, you see. And yet none of his certainties was worth one strand of a woman′s hair. Living as he did, like a corpse, he couldn′t even be sure of being alive. It might look as if my hands were empty. Actually, I was sure of myself, sure about everything, far surer than he; sure of my present life and of the death that was coming. That, no doubt, was all I had; but at least that certainty was something I could get my teeth into — just as it had got its teeth into me. I′d been right, I was still right, I was always right. I′d passed my life in a certain way, and I might have passed it in a different way, if I′d felt like it. I′d acted thus, and I hadn′t acted otherwise; I hadn′t done x, whereas I had done y or z. And what did that mean? That, all the time, I′d been waiting for this present moment, for that dawn, tomorrow′s or another day′s, which was to justify me. Nothing, nothing had the least importance and I knew quite well why. He, too, knew why. From the dark horizon of my future a sort of slow, persistent breeze had been blowing toward me, all my life long, from the years that were to come. And on its way that breeze had leveled out all the ideas that people tried to foist on me in the equally unreal years I then was living through. What difference could they make to me, the deaths of others, or a mother′s love, or his God; or the way a man decides to live, the fate he thinks he chooses, since one and the same fate was bound to "choose" not only me but thousands of millions of privileged people who, like him, called themselves my brothers. Surely, surely he must see that? Every man alive was privileged; there was only one class of men, the privileged class. All alike would be condemned to die one day; his turn, too, would come like the others′. And what difference could it make if, after being charged with murder, he were executed because he didn′t weep at his mother′s funeral, since it all came to the same thing in the end? The same thing for Salamano′s wife and for Salamano′s dog. That little robot woman was as "guilty" as the girl from Paris who had married Masson, or as Marie, who wanted me to marry her. What did it matter if Raymond was as much my pal as Celeste, who was a far worthier man? What did it matter if at this very moment Marie was kissing a new boy friend? As a condemned man himself, couldn′t he grasp what I meant by that dark wind blowing from my future? ... I had been shouting so much that I′d lost my breath, and just then the jailers rushed in and started trying to release the chaplain from my grip. One of them made as if to strike me. The chaplain quietened them down, then gazed at me for a moment without speaking. I could see tears in his eyes. Then he turned and left the cell.
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Lui parti, j′ai retrouvé le calme. J′étais épuisé et je me suis jeté sur ma couchette. Je crois que j′ai dormi parce que je me suis réveillé avec des étoiles sur le visage. Des bruits de campagne montaient jusqu′à moi. Des odeurs de nuit, de terre et de sel rafraîchissaient mes tempes. La merveilleuse paix de cet été endormi entrait en moi comme une marée. À ce moment, et à la limite de la nuit, des sirènes ont hurlé. Elles annonçaient des départs pour un monde qui maintenant m′était à jamais indifférent. Pour la première fois depuis bien longtemps, j′ai pensé à maman. Il m′a semblé que je comprenais pourquoi à la fin d′une vie elle avait pris un « fiancé », pourquoi elle avait joué à recommencer. Là-bas, là-bas aussi, autour de cet asile où des vies s′éteignaient, le soir était comme une trêve mélancolique. Si près de la mort, maman devait s′y sentir libérée et prête à tout revivre. Personne, personne n′avait le droit de pleurer sur elle. Et moi aussi, je me suis senti prêt à tout revivre. Comme si cette grande colère m′avait purgé du mal, vidé d′espoir, devant cette nuit chargée de signes et d′étoiles, je m′ouvrais pour la première fois à la tendre indifférence du monde. De l′éprouver si pareil à moi, si fraternel enfin, j′ai senti que j′avais été heureux, et que je l′étais encore. Pour que tout soit consommé, pour que je me sente moins seul, il me restait à souhaiter qu′il y ait beaucoup de spectateurs le jour de mon exécution et qu′ils m′accueillent avec des cris de haine.
FIN
| Once he′d gone, I felt calm again. But all this excitement had exhausted me and I dropped heavily on to my sleeping plank. I must have had a longish sleep, for, when I woke, the stars were shining down on my face. Sounds of the countryside came faintly in, and the cool night air, veined with smells′ of earth and salt, fanned my cheeks. The marvelous peace of the sleepbound summer night flooded through me like a tide. Then, just on the edge of daybreak, I heard a steamer′s siren. People were starting on a voyage to a world which had ceased to concern me forever. Almost for the first time in many months I thought of my mother. And now, it seemed to me, I understood why at her life′s end she had taken on a "fiance"; why she′d played at making a fresh start. There, too, in that Home where lives were flickering out, the dusk came as a mournful solace. With death so near, Mother must have felt like someone on the brink of freedom, ready to start life all over again. No one, no one in the world had any right to weep for her. And I, too, felt ready to start life all over again. It was as if that great rush of anger had washed me clean, emptied me of hope, and, gazing up at the dark sky spangled with its signs and stars, for the first time, the first, I laid my heart open to the benign indifference of the universe. To feel it so like myself, indeed, so brotherly, made me realize that I′d been happy, and that I was happy still. For all to be accomplished, for me to feel less lonely, all that remained to hope was that on the day of my execution there should be a huge crowd of spectators and that they should greet me with howls of execration.
THE END |